La relecture des tatouages
Fabien Bernier
Devais-je ou non continuer de croire en ce que furent nos belle paroles ?
« Regarde-moi, regarde ce que tu as fait de nous. » C'est ce qu'elle m'avait dit alors que nous avions finis de chuter. Gisants sur la pierre froide de notre séparation, piétinés par nos propres poids, ensevelis, meurtris par les coups que nous nous portions jour et nuit.
Je jetais ces dernières lignes qui n'étaient rien d'autre que les premières du livre que je m'étais promis d'écrire après le départ de Louise. Ça n'allait pas, rien n'allait, l'agencement était forcé, l'architecture branlante. J'étais incapable d'accoucher d'une réalité. Tout sentait la mesure et l'odeur clinique du regard distant. Je n'étais pas dans le texte, personne n'y était, ni Louise, ni cette vie que nous avions vécue. Toutes les phrases que je couchais n'étaient que des yeux derrière l'épaule, une anamorphose déviante. Comment se faisait-il que - bien que je sois empreint, soumis, à la chair et au cœur, par cette histoire, par cette rupture assommante - tout nous ressemble aussi peu. Était-il si difficile de creuser la mémoire sans crouler sous des sommes de banalités, un condensé d'arrière-saison vu derrière une vitrine close ?
Je ne baissais pas les bras, ne m'avouais pas vaincu avant d'avoir épuisé mes dernières forces. Il me fallait écrire dans l'urgence de l'oubli. Alors je répétais les assauts, et bien souvent les mêmes phrases. Toujours les mêmes mots. Mais cette volonté ne suffisait pas à remplir sa fonction. Je n'étais qu'un philosophe absurde, arrondissant les angles, brisant les crêtes, de sorte que la sinusoïdale soit parfaite. Qu'avais-je de moins que ces écrivains parvenus à toucher du doigt la vérité ? Je recommençais mille fois et mille fois me trompais, me fracassais dans le vide. On ne décelait de ma voix que l'écho lointain, de mon visage qu'un reflet évanescent. Je voulais une connexion pure, un métronome irrégulier comme ces sentiments qui n'ont de cohésion que leur incohérence.
Au pied de mon bureau, ma poubelle dégueulait d'esquisses griffées, de feuilles déchiquetées. Je me disais, encore une fois, essaye encore une fois, je me convainquais que la prochaine serait la bonne, qu'on lirait dans mes lignes ce qui se doit d'être dit. Feindre m'écœurait, mentir me faisait souffrir autrement plus que mes souvenirs. Je désirais un narrateur complet, intégré dans le récit. Vivant. Même mort, il se devait de vivre.
Je ramassais sur le sol quelques vieux brouillons, des gribouillis d'enfant, des actes de décès, clinique asile hôpital. Les relire me faisait froid dans le dos, je n'y comprenais absolument rien. Il n'y avait là que des phrases solubles, diffuses, sans épaisseur. Des centaines de flèches brisées ayant manqué leur cible. Je déchirai alors ces feuilles opaques, les réunis dans l'évier et les brûlai. Le tas de cendres renvoyait de moi une image insipide, filiforme, fourbu d'une langue cinglante, mais morte d'ennui. Je lavais mon bureau, les touches de la machine à écrire, balayais les restes de papier. Je lui faisais une peau neuve, imaginant que sur un espace lavé pouvait s'ériger une histoire vraie. J'étais hébété, pris au piège. Obsédé par ce que je considérais comme une tragédie, je me trouvais maintenant obsédé par cette incapacité de peindre une image si nette. Dans mes mains, entre mes doigts, fourmillait toute la vérité. Et sur le papier vibrait un chant mort, des arbres sans tête ni bras. Une forêt squelettique.
Pris d'un subit optimisme, je me disais, tu n'es peut-être pas si loin du but. Que tout ce que je venais de brûler n'était que la nécessité d'embrasser la cause avant de pouvoir l'écrire.
Alors je me remis au travail, écrire sans cesse, me disais-je, rien d'autre que le travail. M'acharnant sur les touches, je pensais le fantôme de Louise, les bras de Louise, ses jambes, sa peau. Les seins de Louise, sa chaleur, son odeur. Le grain de beauté sous son aisselle, le parfum sur sa nuque, ses cheveux, ses rires rares et ses larmes régulières. Notre hystérie, nos combats, notre frénésie d'aimer et de déchirer. Je tannais le cuir de notre destruction, de nos retrouvailles, les pas dans l'escalier et son dos tourné à notre union. Je relisais ses tatouages, sur la cheville, l'épaule. Nos habitudes, notre servitude, les plis de son ventre, la rondeur de ses cuisses. Et puis le vide laissé par l'absence, l'inconcevable, et la mémoire dont je me faisais le porteur, comme un puisatier fatigué, incapable d'ouvrir la bouche de peur d'avaler le vent.