La retraite 2-2

perno

Seconde et ultime partie de la nouvelle racontant les derniers jours du centurion Marcus Palcher dans la légion. Sa retraite va prendre un tour inattendu...

Palcher s'était promis qu'en quittant l'armée, il garderait les habitudes qui avaient réglé sa vie ces 20 dernières années. La vie du soldat était d'une certaine manière saine et équilibrée, au moins en temps de paix. Le travail était dur, mais gravir les échelons était à la portée de celui qui s'en donnait les moyens. Certes il ne s'agissait pas de vivre en ascète, les plaisirs faisaient tout autant partie du quotidien que le travail, mais il ne fallait pas en abuser pour ne pas risquer de tomber dans la débauche qui mènerait tôt ou tard au déshonneur. Lui, Palcher, centurion de l'armée romaine, ferait tout pour se faire un nom dans la vie civile, en menant une vie exemplaire.

Tout à ses projets, l'officier ne remarqua pas l'agitation suite à l'arrivée de courriers impériaux. Bien sûr, ces derniers n'étaient pas rares, et comme le dégel s'amorçait, y compris dans les régions plus montagneuses, ces porteurs de messages de la capitale avaient certainement avec eux des ordres pour la prochaine campagne : surveillance du Limes, soutien de troupes en conflit, protection de populations, opération de pacification ou bien encore punitive ? La légion avait eu le temps en hiver de se réorganiser, et surtout parmi les recrues, une impatiente frénésie se faisait sentir. Chaque arrivée de messager impérial faisait l'objet de spéculations, au point que les paris avaient dû être momentanément interdits.

Le soir venu, enfin, le camp se préparait à la fête. Palcher était assez populaire dans la légion, il en était un peu comme l'une des mémoires vivantes. Tous le respectaient, les jeunes comme les anciens, et le voir partir était comme perdre une partie de l'identité de la troupe. Et même s'il avait le privilège d'avoir été convié dans les appartements du légat avec les officiers supérieurs pour le repas du soir, les simples soldats comptaient profiter de l'occasion pour améliorer l'ordinaire. A cette fin, le centurion lui-même avait consacré la plus grande partie de sa dernière solde à l'achat de porcs destinés à être grillés à la broche. Et déjà en cette fin d'après-midi, çà et là montait une douce odeur de viande grillée ; les légionnaires qui n'étaient pas de service s'occupaient d'alimenter de grands foyers et de faire cuire les animaux ; Palcher sentait quant à lui une certaine angoisse monter ; le moment allait venir, les adieux définitifs. Il rentra dans les appartements de sa centurie afin de se préparer. Mais soudain, en se rasant, il se coupa la joue droite. La dernière fois que cela lui était arrivé remontait à plusieurs années, et c'était peu avant un terrible accrochage inattendu avec un groupe de guerriers germains lors duquel nombre de ses camarades avaient été tués ou blessés. Lui-même s'en était sorti avec une grave blessure dans la jambe, qui le faisait parfois encore souffrir. Il considéra donc cette coupure comme un mauvais présage, ce qui le mit de mauvaise humeur. Comme la plupart de ses camarades, Palcher était profondément superstitieux, et par expérience il savait que pendant un combat, quelques soient la qualité d'une armée et la préparation de ses combattants, sans l'assentiment des dieux, la chance de remporter la victoire était faible. Qu'allait-il donc arriver maintenant ? Le centurion se ressaisit. Après tout, il quittait l'armée le soir même, sa légion était en repos dans une région pacifiée depuis des siècles, et personne n'était disposé à s'opposer à elle. Même le peuple arverne qui avait mis du temps à adopter les coutumes et les dieux romains avait fini par se plier aux règles des nouveaux maîtres.

Ce fut donc avec son plus bel uniforme que Marcus Palcher se rendit accompagné de quelques amis officiers et subalternes sur l'esplanade devant les appartements du légat. Les légionnaires étaient déjà alignés, le centurion remontait l'allée entre les lignes de soldats jusqu'au premier rang, d'un pas solennel. Il sentait une boule monter dans sa gorge, et à cet instant précis il se serait presque senti plus à l'aise dans un combat rapproché plutôt qu'ici, confronté à une situation tout à fait nouvelle pour lui. Il entendait quelques « Ave, Centurio ! » prononcés d'une voix encourageante et respectueuse par des soldats fiers de cet officier exemplaire qui avait fait preuve de tant de bravoure au point d'être régulièrement cité en exemple pour toute la troupe.

Cependant il percevait également quelques chuchotements émanant de soldats qui s'interrogeaient sur l'absence de Titus Aurelius, ou plutôt sur le fait qu'il s'était enfermé avec quelques-uns de ses officiers supérieurs depuis l'arrivée des messagers impériaux. Il était cependant rare que plusieurs courriers arrivent en même temps, ce qui ne laissait présager rien de bon. Mais après tout, Palcher ne serait plus qu'un civil dans quelques heures, et ce qui attendait la légion ne le concernait plus que de loin.

Au bout d'une attente qui sembla durer des heures, la porte s'ouvrit enfin, laissant le passage à des serviteurs, aux lecteurs, aux officiers, et enfin à Titus Aurelius lui-même, l'air inhabituellement préoccupé. Sans plus de cérémonie, il s'avança au-devant des soldats, à seulement quelques mètres de Palcher dont le cœur battait à tout rompre. Le légat eut un rapide coup d'œil pour lui, avant d'embrasser du regard ses hommes qui attendaient. Un silence pesant régnait maintenant sur la place de rassemblement, seulement dérangé par le crépitement des bûches dans les feux. Après un dernier coup d'œil pour s'assurer qu'il avait l'attention de ses hommes, Titus Aurelius parla :

« Légionnaires, nous voilà rassemblés ce soir pour célébrer le départ de l'un des meilleurs d'entre nous. L'armée peut être fière de ce que cet homme a accompli, et il mérite plus qu'une retraite avec un lopin de terre à cultiver, dans la tranquillité et l'oubli… » Le légat fit une courte pause, alors que Palcher commençait à transpirer à grosses gouttes malgré la fraîcheur du soir. « Comme vous l'avez peut-être constaté ce jour, plusieurs messagers impériaux sont arrivés de Rome, porteurs de nouvelles importantes que je vais vous communiquer : l'ennemi s'est une fois de plus infiltré derrière nos lignes, profitant lâchement de la surveillance moins étroite en Bretagne, de l'autre côté du Canal. Un envoyé spécial de l'Empereur est en chemin pour superviser notre départ, il devrait arriver dans les prochains jours, et nous nous mettront aussitôt en route pour rejoindre deux autres légions. Notre mission consistera non seulement à repousser les envahisseurs, mais pas seulement… » Les légionnaires étaient des plus attentifs, luttant contre l'impatience de connaître leur mission, et d'entamer les préparatifs de départ après les mois d'hiver à l'activité réduite. « Notre mission a un autre but, et je suis désolé d'avoir à vous l'annoncer… Rome a décidé d'abandonner une partie de nos territoires en Bretagne et nous devons également tenir les envahisseurs en respect le temps que nos compatriotes puissent quitter le pays et être rapatriés ici, en Gaule. Nous allons couvrir leur retraite et les escorter jusqu'à bon port. Quant au reste du pays, il tombera aux mains des barbares… » Après un premier instant de stupeur, des cris de colère et d'indignation s'élevèrent des rangs. Mais aussitôt, le légat leva les bras, réclamant le silence. « J'ai une dernière nouvelle à annoncer, et pas la plus facile : en raison du départ imminent et du manque d'effectif, toutes les permissions sont annulées. Mais ce n'est pas tout. Le Sénat de Rome vient de prendre une mesure extrême au vu de la situation d'urgence. L'Empire manque de troupes ; il a donc été décidé de prolonger le service dans la légion de cinq ans. Tout soldat ne peut la quitter qu'après 25 années en son sein. Je suis désolé pour toi, Marcus Palcher, je sais combien tu désirais te retirer ; mais c'est à présent impossible. Tu es encore jeune, je suis sûr que tu es fier de pouvoir servir Rome les armes à la main pour quelques années encore. Elles seront bien vite passées, et tu auras droit ensuite à une retraite amplement méritée, je te le promets ! » A ces mots, le légat tourna les talons, suivi de ses officiers, des licteurs et des serviteurs, laissant les soldats là, abasourdis par ces nouvelles. Palcher, quant à lui, n'eut que la force de lancer mécaniquement l'ordre de rentrer dans les baraquements pour le repas du soir, comme le firent les autres centurions.

  • C'est vraiment très bien ! Bon, j'espère que tu ne m'en voudras pas pour ce qui suit : il existe en ce moment une pétition pour le maintien des langues anciennes au collège : n'hésitez pas à la signer !!!! https://secure.avaaz.org/fr/petition/Madame_la_Ministre_Latin_et_grec_ancien_pour_tous_les_eleves_dans_tous_les_etablissements/?pv=22 : 34 785 signatures. Atteignons 40 000 !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

    • Merci pour ton commentaire, et pour le lien! Certes, mon texte a un tout petit rapport avec la pétition! Qui serions-nous sans les Romains? Que parlerions-nous sans le latin? Bonne journée à toi!

      · Il y a plus de 9 ans ·
      P1040273

      perno

    • Vale !

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Couv2

      veroniquethery

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