La rivière

darklulu

Elle en vu des choses cette rivière depuis le temps qu’elle serpente.

La rivière sait tout ce qu’elle a à savoir. Elle sait qu’à une de ses extrémités il y a sa naissance, et qu’à l’autre il y a sa fin. Elle peut les regarder toutes les deux sans crainte, comme n’importe quel autre endroit qui traverse son cours.

La rivière sait comment il faut faire pour se faufiler  entre les montagnes, ces géants endormis dont l’attention est tournée vers l’éternité. Elle sait comment les apprivoiser en les chatouillant doucement sur les flancs, les creusant et les sillonnant, patiemment, jour après jour, siècle après siècle.

La rivière connaît les chemins secrets de la Terre, dont les brillantes merveilles attirent la convoitise des hommes. Elle se nourrit des pierres et des métaux qui l’enrichissent, et qui lui permettent d’abreuver les créatures agitées qui viennent boire en elle l’énergie de continuer à s’agiter.

La rivière sait comment montrer sa colère quand on essaye de la contraindre passer là où elle ne veut pas passer. Elle est libre de faire ce qu’elle veut, y compris d’être docile si elle le veut. Mais si ce n’est pas le cas, elle montre alors son courroux d’écume blanche. Sa furie se glisse dans chaque interstice, chaque fissure, et inonde de sa rage ceux, qui dans leur inconsciente présomption, ont voulu la réduire en esclavage.

La rivière sait comment il faut profiter des saisons. Indolente et sereine l’été, elle donne à ce moment asile à des corps exténués, pour qu’ils puissent se reposer de l’éreintante chaleur, étancher leur soif car leur humidité est réquisitionnée par le soleil. L’automne rempli son cours de la fureur des cieux qui se reflètent alors sur sa surface déchainée. L’hiver la saisit dans un gant glacé et l’immobilise dans l’entropie du temps qui passe. Le printemps charrie ses eaux gorgées de neige fondue et irrigue une végétation qui n’attendait que cela pour revivre.

La rivière sait comment il faut parler aux bateaux pour qu’ils lui racontent le monde qui n’est pas rivière. Elle aime entendre ces contes car elle le sait bien, elle, qu’il n’y a rien au-delà de ses berges.

La rivière sait grandir quand il le faut. Elle devient fleuve et d’autres rivières semblables à elle autrefois viennent prendre langoureusement place dans son lit. Leurs eaux se mêlent alors dans des farandoles de gerbes et d’écume, jouissance liquide d’une joie partagée.

La rivière sait comment mourir quant elle arrive à la fin de sa course. Quand le grand océan l’absorbe et qu’elle fait alors partie de ce tout infini dans lequel baignent avec elle toutes les rivières de la Terre, comme autant de larmes versées par des continents malmenés.

La rivière sait comment il faut renaître. Elle connaît la valeur de chaque goutte de pluie qui vient s’échouer au sol, après avoir connu l’éther, l’universelle conscience des cieux. Elle sait  qu’il faut leur donner asile pour qu’elles viennent à la source, là où nait la rivière. Ce sont elles qui vont maintenant l’abreuver pour que son courant soit assez fort pour quitter le sous-sol, et rejoindre l’air pur de la cime qui lui sert de couveuse.

La rivière sait toutes ces choses et connaît le prix de chacune d’elles.

Il n’y a qu’une seule chose que la rivière ne sait pas, malgré tous ses voyages et toutes les histoires qui lui racontent les bateaux.

C’est pourquoi les hommes ne l’écoutent plus quand la rivière chante.

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