LA ROBE ROUGE D HELEN

Danielle Guisiano

 

          Crissement des pneus sur l’asphalte surchauffé, choc de la ferraille contre le platane et le pare-brise qui s’étiole en mille aiguilles acérées dans un craquement argentin. Puis, ma vision devient rouge.

      Rouge, comme la robe d’Helen Bloom ce soir à la remise des trophées lyriques à l’auditorium de Monte-Carlo. Notre professeur de musique avait pourtant été très clair : « Pensez à porter une tenue sombre, du gris, du noir, un vêtement chic et sobre à la fois. Seule votre musique doit être mise en valeur ».

         Helen, perle de sang fondue dans la foule monochrome. Helen et sa ridicule rose, tout aussi rouge, qui avait réussi l’exploit de passer à travers les maillages du cordon de sécurité. Faible consécration d’un admirateur pour sa prestation au violon, somme toute assez académique.    J’attendais à ses côtés, anxieuse, que mon tour arrive. Le « B » de Bloom devançait le « L » de Leriche. Liliane Leriche, c’est mon nom et j’avais choisi, moi, de porter une robe violette. Concentrée, j’occupais cette interminable attente en répétant mentalement ma partition : Chopin Nocturne Opus 27.

         Mon violon, sagement emprisonné dans son sarcophage, connaît par cœur les notes et les accords. Ils ont été tant et tant répétés avec Jason au piano.

         Jason… Pourquoi suis-je donc partie avec Tom ce soir ?

      Tom et son sourire niais lorsqu’il est éméché. Douleur fulgurante, partout et nulle part à la fois. Face contre terre, je n’arrive plus à bouger. Pourtant la soirée avait bien commencé. La consécration avait certainement été un peu trop arrosée. L’alternative existait. Un simple appel et mon père aurait accouru me chercher. Mais à deux heures du matin, c’était un peu raide.

      L’amphithéâtre était soulevé par les applaudissements de la foule. J’étais seule face à moi-même.

Je pose les premiers accords et mon Cremona vibre et s’éveille. La musique douce et frissonnante ruissèle comme de l’eau vive sur les cailloux. Les notes s’égrènent, légères comme des étoiles portées aux cieux, tel un ballet aérien. Mon âme est aspirée dans une envolée d’auras au-dessus de la salle touchant d’éblouissement tous les êtres alentour. J’enchaîne, me concentrant sur mon jeu, m’exhortant à moins de retenue, exigeant de moi la perfection, soutenant chaque arpège qui me semble trop faible. Alors je m’oublie dans l’absolu, touchée par la grâce des sons que je compose. J’apprends un nouveau langage, comme si mes doigts paralysés toute une vie durant étaient soudain doués de génie. Voilà ce que devient pour moi la musique, l’expression même du bonheur. Ma gorge se serre de toute la beauté qui irradie de mon instrument, veillant à atteindre l’instant de grâce, et unifier les âmes en un sursaut sublime. Puis le silence. Essoufflée et brûlante, je reviens lentement à la réalité, faisant résonner les dernières notes d’une main experte.

L’explosion de joie, la foule qui se lève comme un seul homme et les larmes d’émotion qui me submergent.

      Les larmes qui glissent sur mon visage tuméfié. L’amer regret d’avoir accepté que Tom me raccompagne alors qu’il n’était pas en état de conduire. La sirène des pompiers se fond avec les brouhahas des congratulations du public.

      L’épreuve est terminée. Le grand jury m’honore et me consacre meilleur espoir de l’année. Le trophée, entre mes mains, rutile et ondoie sous les lumières du palace. Soudain, la rose d’Helen, et la jalousie qu’elle avait suscitée, me paraît bien dérisoire. La joie m’étouffe.

      Non, c’est un tube qui m’étouffe. L’équipe de secours s’affaire sur moi. Ma tenue violette n’est plus que lambeaux. Je réprime les signaux de douleur que mon cerveau m’adresse. Je m’agrippe à la robe rouge d’Helen. Face à mon triomphe, je m’accroche à ses paroles de félicitations, car je veux renier celles que je viens d’entendre. Avec elles, s’efface le rêve auquel je venais d’accéder : « La colonne vertébrale est touchée : tétraplégique ».

 

 

Danielle GUISIANO Novembre 2011

Gagnante du concours.

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