la sale bosse

Christian Gagnon

On est tous bossus

Janvier 2010. L'hiver nous tient dans le réfrigérateur. Le téléphone!

─ Nathalie!

─ Tu me reconnais.

─ Oui, ta voix surfe sur le récepteur.

─ J'arrive de chez le médecin, il y a une bosse. Ils vont faire une biopsie, une formalité.

Nous l'avons tous cette bosse, la bosse des probabilités, une bosse qui pourrait être tumorale. Toi, tu l'as héritée de ta mère, c'est celle qui se loge là où j'ai bu pour la première fois. La bosse a emporté ta mère! Ta voix ne fait pas de drame, on dirait la voix humaine de Cocteau : uniforme stéréophonique. La mienne, l'intérieure, s'inquiète; je me méfie des tourteaux qui dorment dans nos chairs, un rien les réveille : une bouffée d'air, un crachat de char, la balafre blanche d'un avion dans le ciel, le sillon crasseux d'un bateau de croisière, les volutes d'une cigarette, un rayon de soleil, le cordon ombilical! Tout ici-bas est cancérigène ou cancérogène, même le bio.

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Février. Maintenant l'hiver nous entasse dans le congélateur. Courriel!

─ Il y a tumeur, elle est maligne mais inclusive. Je garde mon sein, ils vont traiter.

Pas de drame non plus dans ton courriel, les mots se tiennent droits comme des petits soldats. Mais moi je le vois bien qui patauge, ce bouseux dans ta bosse; je suis certain que tu le sens. Tu ne me le dis pas, tu te tiens droite devant ton ancien prof. Mais mes élèves, je les aimais tout croches.

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Fin septembre. Dieu colorie les feuilles avec des numéros. Je m'esquive depuis février, tu es en arrêt de travail. C'est décidé, je te rends visite à Longueuil. Pas de GPS, une bille roulante sur un bout de papier, je te retrouve d'instinct.

 

--  Salut, je suis certaine que tu t'es perdu, mais je sais bien que t'aimes ça. Oh excuse ma tête, la radio

--Elle est sélène ta tête

─ Regarde, j'ai une armoire de pilules à prendre; tout ce que je mange goûte les pilules. Les docs ils jouent à Jekyll et Frankie : cocktail, seringue! Et puis je suis au régime; je suis au présent, le passé alourdit et le futur ne fait pas le poids. Allez, on va prendre un café dans le Vieux?

Nous nous y rendons, tu ne bronches pas, tu tiens la conversation dans ton grand sourire en hamac, tu inventes la joie. Moi, je voudrais fouiller, en savoir plus, mais je repars en maudit sans mot dire : La tête tel un iceberg fumant, le cœur gros comme le Titanic, j'attends que les deux s'écorchent.

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Mars 2011. L'année a basculé. Le jour a déjà tassé la nuit pour les six prochains mois. Maintenant, c'est toi qui me rends visite. Nous allons au restaurant avec Jo : Jonathan, la peste blonde de ta classe qui a perdu ses jambes en tombant dans un fossé, ça lui a donné des ailes. Il prend la photo. Je déteste les photos, mais je ne peux rien te refuser. Tu as un turban, tu es prête à traverser le désert. Moi je souris sur la photo, et je suis vieux. La photo ne le criera pas, mais moi si! Tu N'es pas seulement jolie, tu es belle : je n'y ai pas accès, mais je la vois ton âme.

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Mai. Le soleil, un o majuscule surligné à l'orange brûlé. Courriel!

─ Je me prépare pour la marche pour la vie.

Je me retiens, c'est l'industrie du ruban rose. Le cancer, la faucheuse du Zodiaque, n'est pas rose et n'a pas la forme d'un ruban. Il est de la couleur, de la forme, de la grosseur et du nombre de tout un chacun des grains de sable qui pavent le désert. Je n'aime pas qu'on rosisse mai et qu'on moustache novembre pour me séduire. Ça m'indispose que certaines campagnes soient parrainées par des vendeurs de produits dont les ingrédients jouent parfois avec le cancer. Et puis ça me tiraille qu'on fasse des vainqueurs et des perdants : nous ne sommes que des survivants. Mais tu y crois à cette marche, ça te permet de vivre et d'oublier de survivre. Tu as la foi : la foi, comme l'amour, est aveugle et n'a pas besoin de preuve. Alors j'y crois moi aussi.

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Le temps a filé du coton à la laine, la lumière a plié bagage, plein sud l'ingrate; nous sommes en décembre. L'année va bientôt encore basculer. Courriel!

─ Je suis au travail, de retour, raconte-moi une histoire.

─ Une histoire! Il était une fois toutes les fois où je t'ai rencontrée. Il était une de ces fois, en mai, à Québec, lors du voyage d'histoire des élèves de quatrième secondaire, il était une fois un parapluie. Le mois de mai s'était déguisé en novembre, il pleuvait des vis et des clous. J'avais trouvé un parapluie près de la rue Du Trésor, un modèle anglais, assez grand pour quatre, mais trop petit pour deux. Tu t'es glissée dessous comme si tu me connaissais depuis toujours, et puis t'as fait un crochet avec nos deux bras. Ton bras est resté coincé comme ça depuis ce temps-là : la chouchoute du prof!

─ Dis donc, l'huître s'ouvre.

Je me mets au régime moi aussi, je me mets à l'impératif urgent.

 

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Deux semaines que tu es retournée au travail, il ne l'a pas pris! Le crabe des cendres a griffé les poumons. Pourtant tu as été fidèle aux rendez-vous. Le flirt a traîné plus d'une autre année; la bête t'a arraché les cheveux, volé des kilos, ouvert les veines, fait des cocktails avec ton sang. Et maintenant, les fréquentations reprennent : on charcute, on colle des papillons à ton enveloppe. Ce ne sont pas des monarques, ils ne voyagent pas, ils se nichent là.

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Avril 2012. Le monde se déshabille. Le téléphone!

─ Je suis à l'hôpital, le cancer a progressé, son territoire s'est élargi. Fini le traitement, mais je crois au père Noël, je te rappelle dans trois jours.

Trois jours, encore une fois tu me protèges, mais tu sais bien que je sais! Le cancer est un gros crabe paresseux qui se réveille quand il veut, et nous faisons tout pour le réveiller. Nous voulons éradiquer la bête alors qu'il faut la garder endormie. Le crabe, vous lui coupez les pinces, elles repoussent!

 

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Ça fait trois semaines que le printemps a accouché de son premier vert, je joue à l'éclipse. Dormir à l'hôpital, c'est y mourir. Pendant deux ans, tu mourais peu à peu et maintenant tu vas mourir au complet. La mort mâle pousse son sperme morphinique, t'épouse au compte-gouttes et au compte-bips. Il paraît que lorsqu'on dort on répète pour lorsqu'on sera mort. Tu répètes beaucoup; et quand tu te réveilles tu appelles ton petit homme Xavier.

Il y a près de quatre ans tous les trois nous nous pointions au musée de Shawinigan pour jauger les sculptures hyperréalistes de Ron Mueck. C'est la petite vieille qui nous impressionnait. La petite vieille en position fœtale sur son grabat : juste une couverture, on ne voyait que le haut de sa tête chiffonnée, son front de plâtre fissuré, son nez cornu; repliée sur sa vie lointaine, en communion avec sa mort toute proche, seule avec tout le monde. Ne laisse pas ta maman esseulée Xavier.

 

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Fin mai. Un beau ciel tout nu, le soleil en bave. J'appelle, c'est ton conjoint qui répond. Il sait qui je suis.

─ Vous croyez que je peux la voir?

─ Je ne crois pas; elle est quelquefois ici, mais le plus souvent ailleurs.

─ Ah, je comprends.

En fait, je le savais!

 

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7 juin 2012. Il fait noir partout. Le téléphone!

C'est fini, tu es partie. Allègrement j'espère, car c'est le seul voyage qu'on fait sans bagage. Insupportable! Tu pars seule, Xavier, ton petit homme de 10 ans, reste en bas.

Je n'aurai été que ton professeur d'anglais mais tu m'as dessiné plus grand que nature. Je ferme les yeux et je te redonne une de tes vies. Tu entres dans ma classe, les yeux bruns caramélisés jusqu'à la pupille! Tu as sorti une jupe écossaise de ta garde-robe, tu as les genoux d'une petite fille qui danse à la corde. Je suis dans cette classe de quatrième secondaire pour gagner ma vie, j'ai l'âge que maintenant tu as pour toujours, 40 ans. Toi, Jo et beaucoup d'autres vous êtes là pour ne pas que je la perde, ma vie. Tu as réussi, et pendant près de 20 ans, tu auras su m'apparaître au moins une fois l'an, en catimini, pour me garder grand.

 

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Il fait encore noir partout, je suis au salon funéraire. De ta famille, je ne connais que Xavier, mais tout le monde me connaît, tes sœurs surtout. Tu as fait de moi une belle invention : tous sont persuadés que j'ai beaucoup de peine, mais c'est surtout de la rage. Jo pleure à ma place, moi, ça reste coincé : je vais me réincarner en saule pleureur pour débloquer tout ça. Je vois Xavier, habillé en petit monsieur. Comme toi, il ne fait pas de drame. Je ne saurai jamais où se joue votre drame, ça fait partie de votre vocation, s'assurer que tout le monde soit joyeux autour de vous. Je disparais pour de bon.

 

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Novembre. Éole donne des coups de poing. Je t'ai retrouvée! À gauche de l'église, à Saint-Léonard-d'Aston, j'ai retrouvé ton nom dans le cimetière sur une pierre qui lorgne celle qui porte le nom de ta mère. Je crois au père Noël, je n'ai qu'à lire ton nom et je te réveille.

 

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