LA SENEGALITE SE PRECISE
Abdou Diagne
Il m’est arrivé de vouloir théoriser sur les concepts de « sénégalité » et d’ « africanité » avec une certaine subjectivité, mais je ne dirai pas autant de la clarté de mes écrits. Plus j’avance dans mes recherches, plus je me plonge dans les critiques, le concept de « sénégalité » montre ses limites. M-Sylla m’avait apostrophé il y a de cela des mois : « La sénégalité, un concept qui chante trop et j'ai bien peur qu'il finisse par susciter un désenchantement au sein de certaines frangent de la population. Tout dépendra du contenu que vous l'auriez attribué »… « Un contenu très complexe. Parce que pour comprendre la sénégalité, il faut poser les bonnes questions. Il faut savoir qui est sénégalais et qui ne l'est pas? Les questions deviennent donc plus importantes que les réponses dans cette quête de vérité identitaire. Essayons d'abord de voir ce qui n'est pas la sénégalité… »
A la question, qui est sénégalais ou qui ne l’est pas, une réponse juste ne saurait être évidente. Faute de disposer d'une définition précise, il est souvent malaisé d'affirmer sans équivoque qui est, et qui n'est pas sénégalais, d'où notre décision initiale d'éluder la question en nous en remettant au sens commun qui, semblait-il, était largement suffisant pour justifier nos choix. A l'usage, hélas, le bon sens n'est pas aussi utile qu'on pourrait le croire. Il est trop souvent un sous-produit de nos stéréotypes et il fait plus volontiers appel à un dogmatisme simplificateur qu'à une analyse sophistiquée de problèmes identitaires complexes. Prenons par exemple la notion de« sénégalité » mentionnée plus haut. Le bon sens suggèrerait qu'un sénégalais est tout simplement un bout de vie vivant au Sénégal ; il est vrai que cette définition sommaire convient à un bon nombre de sénégalais vivant sur la terre rouge du Sénégal. Toutefois ; et c'est la raison pour laquelle elle n'est pas satisfaisante ; un grand nombre de sénégalais lui échappent, ceci parce que ni le fait d'être noire ni celui de vivre au Sénégal ne sont des critères permettant d'établir à coup sûr la « sénégalité » de quelqu'un.
Alors que « l’homo-senegalensis » avec le rythme dans la peau a, il fut une époque, vécu dans le pays qui doit son nom au fleuve qui le borde à l'est et au nord et qui prend sa source dans le Fouta Djallon. Qui saurait lui renier sa « sénégalité », qui oserait le lui nier ? En tout cas, pas moi.
Au jour d’aujourd’hui une grande proportion des sénégalais contredisent cette définition. Plusieurs de ces fils du Sénégal se sont établies en Europe ou aux Etats Unis, justifiant la question: « Combien de temps reste-t-on « un sénégalais » lorsque l'on a quitté le pays de ses ancêtres ? ».
Dans le même ordre d'idées, des milliers d’hommes d'origines très diverses, blancs, jaunes, créoles,… se sont installées au Sénégal justifiant la question inverse : « Une fois établie au Sénégal, combien de temps faut-il à un homme venue d'ailleurs pour qu'il devienne « sénégalais » ? ». De plus, la couleur d'un individu ; contrairement aux idées reçues ; n'est pas non plus un gage de « sénégalité » d'un homme. Un exemple qui en cache mille autres en témoigne : nous connaissons tous un blanc, un jaune, ou un créole qui a le cœur qui bat au rythme des tam-tam, un blanc, un jaune, un créole qui a donné sa vie au pays. Qui de plus sénégalais qu’eux, alors que beaucoup de nos frères et sœurs nous déshonorent au quotidien au point de se demander si leur grade de fils du Sénégal ne devrait le leur être confisquer ?
Pour continuer sur la théorisation de la « sénégalité » qui se résumait à « être sénégalais c’est aimer le Sénégal » l'émergence d'une nouvelle forme de la modernité sénégalaise est proposée. Elle est arrivée à point nommé pour infléchir le cours de l'histoire. Prenant pour point de départ la « circulation des mondes » pour rejoindre Achille Mbembe, l'un des plus grands théoriciens actuels du post-colonialisme. Un certain nombre de paramètres permettent d'analyser la notion de « sénégalité » en marge des poncifs, des dichotomies et des replis identitaires.
Le milieu sénégalais ne peut pas être réduit aux seuls membres des communautés Wolof, Peulh, Sérère, Manjak, Sarakolé, Pepel…, qui sont certes majoritaires, mais qui ne représentent pas l'ensemble de la population du pays. Ces communautés noires ne sont pas non plus, dit-il, « les producteurs uniques de l'art et de la culture » du Sénégal. Au cours des siècles, plusieurs groupes venant d’Afrique, d'Asie, d'Arabie, d'Europe ou d'ailleurs se sont installés dans le pays, de manière temporaire ou définitive, et nombreuses sont les personnes issues de ces migrations - plus ou moins lointaines - qui se considèrent comme africaines ou sénégalaises à part entière, même si leur généalogie les rattache à d'autres points du globe. Réciproquement, il convient de relever que les flux migratoires ont de tout temps été multidirectionnels, c'est-à-dire que dans certains cas ils aboutissent au Sénégal mais qu'en d'autres occasions, ils partent de ce pays, d'où les milliers de personnes d'origine sénégalaise, installées dans le monde entier, qui se considèrent avant tout citoyen(nes) du pays où elles se sont établies, même si le Sénégal fait partie de leur patrimoine ancestral.
Le résultat de cette mobilité des peuples est d'une part la dispersion des individus partageant une origine commune et d'autre part l'évolution permanente des cultures. Aucune collectivité n'a jamais résisté aux changements imposés par la nécessité de s'adapter aux pressions diverses exercées par les autres. D'où l'idée, suggérée par Mbembe, que ce que l'on appelle « la tradition » n'est au fond qu'une illusion : les us et coutumes qui s'y rattachent fluctuent au cours du temps et se transforment en permanence sous l'effet du métissage et de la vernacularisation. Les coutumes et les traditions n'ont pas été octroyées une fois pour toute à un peuple élu par un Sénégal mythique. Elles sont plutôt le fruit d'une adaptation aux exigences imposées de manière continue à chaque collectivité humaine lorsqu'elle interagit avec autrui. Perdre de vue la nature multiple et fluctuante des identités conduit - comme on le voit en maints endroits - à une reconfiguration des valeurs ancestrales qui alimente un nationalisme réducteur et destructeur. Ce dernier débouche alors sur une dichotomie sanglante entre populations « autochtones » et « allogènes », les secondes étant infailliblement accusées de tous les maux - politiques, moraux ou économiques - sur lesquels les problèmes de la société se sont cristallisés à un moment donné.
La notion d'ivoirité est un exemple frappant de ce genre de dérive, bien qu'elle n'en soit pas, et de loin, la seule manifestation. Le harcèlement des musulmans dans plusieurs pays en proie à une psychose de la sécurité et le « management des flux migratoires » qui déshumanise les « illégaux » en Europe ont pour origine une idéologie similaire : la création d'une ligne de partage infranchissable entre « eux » et « nous » et la victimisation des « allogènes » par les « autochtones » au nom de valeurs ancestrales figées et érigées en dogmes.
Les définitions du concept de « sénégalité » qui s'appuient sur un ensemble de traits culturels ou physiques conduisent à l'impasse. Il est temps de dépasser les vieux clichés essentialistes et de laisser libre cours à une nouvelle éthique de la tolérance. Les valeurs de la modernité sénégalaise sont à construire sur les bases d'héritages raciaux multiples, de systèmes démocratiques, d'économies vibrantes et d'une participation active à la consommation liée aux flux de la globalisation. A cela, me semble-t-il, il convient d'ajouter la nécessité d'envisager de nouvelles questions de recherche et l'abandon de celles qui nous ont conduits à des impasses. Il ne s'agit plus, par exemple, de déterminer arbitrairement qui est sénégalais et qui ne l'est pas, mais plutôt de définir quels types de liens, individuels ou collectifs, expliquent l'attachement d'un individu ou d'une collectivité au Sénégal. Quelle est la nature de ces attaches et comment s'inscrivent-elles dans un ensemble complexe d'allégeances, parfois contradictoires ?
Merci ! à l'heure où cette question "nationale" est récurrente en France et emprunte trop souvent les "autoroutes" de l'opinion, j'aime cette réflexion où l'on voit que la pensée philosophique est mère de sagesse et de modération !
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot