La soupe de miel - Partie II

       (...) La fourmi de l'espace ne voulait pas que les grands sachent.
Je me suis alors décidée à en apprendre un peu plus sur les fourmis, pour comprendre comment communiquer avec elles. Sans doute ne trouverais-je rien sur les fourmis de l'espace, mais j'avais besoin d'en savoir un peu plus sur les fourmis tout court.
 En cherchant sur l'Internet, j'ai trouvé des tas d'articles sur la vie des fourmis. C'était incroyable de voir que de si petites bêtes faisaient autant parler d'elles ! Moi, ça m'allait bien. Comme quoi on pouvait être petit et important à la fois. Il y a eu pas mal d'articles que je ne comprenais pas, alors j'en ai laissés beaucoup de côté. Mais j'ai appris suffisamment de choses intéressantes pour retrouver l'espoir de communiquer avec ma fourmi, à défaut d'y arriver avec ma propre espèce.
Je me suis assise sur la table de la terrasse comme la dernière fois, des crayons dans la main. J'ai dessiné sur ma feuille des soucoupes volantes de toutes les couleurs, dont une bleue, des soleils et des planètes, et puis j'ai attendu. Pas de petite fourmi noire en vue, je commençais à m'inquiéter. Et puis elle est arrivée, timidement. Elle est venue se placer sur la soucoupe volante bleue, comme la dernière fois, et a remué ses petites antennes dans tous les sens. C'est ainsi que les fourmis communiquent. Elles essayent de capter avec leurs antennes les signaux que les autres fourmis leur envoient. De ce que j'ai compris, elles envoient des signaux de plusieurs façons. Avec des vibrations, comme un portable qui vibre,  mais qu'un humain ne peut pas ressentir. Mais aussi avec des odeurs, dégagées par des phénomones ou un truc comme ça. Bon, là je n'ai pas tout compris mais en gros les fourmis peuvent sentir des odeurs que nous ne pouvons pas sentir en les captant avec leurs antennes. Et ces odeurs disent si la fourmi est joyeuse, ou si elle a peur, ou bien encore si elle est amoureuse. Ma fourmi à moi avait du sentir à mon odeur que je l'aimais bien. Elle a beaucoup agité ses antennes, mais comme je ne comprenais pas ce qu'elle voulait me dire, elle est partie chercher quelque chose. Elle est revenue portant sur le dos un gros paquet de terre noire qu'elle avait dû faucher sous les rosiers. Je l'ai regardée faire, émerveillée, et elle a disposé sous mes yeux des petits grains de terre noire de façon à dessiner une …colonie de fourmis sortant de ma soucoupe volante bleue ! Puis elle a poussé l'une des fourmis de la troupe vers une direction opposée aux autres. J'ai sept ans, et je comprends  déjà pas mal de choses. Alors j'ai compris ce qu'elle voulait me dire. Elle est arrivée un jour sur la Terre avec ses autres camarades, en soucoupe volante, et sans doute trop curieuse elle s'est éloignée de sa troupe et l'a perdue de vue. Dans un article, quelqu'un a écrit que les fourmis sont très unies entre elles. Les fourmis forment un groupe où chacune a besoin des autres pour survivre. Je ne suis pas sûre que c'est pareil pour les humains, parce que quand ils sont ensembles ils se disputent tout le temps. Mais je n'ai que sept ans, et je ne sais sûrement pas tout.
Ma petite fourmi noire a continué d'essayer de communiquer avec moi puis m'a tourné le dos, et j'ai vu alors apparaître trois petits points bleus sur sa carapace qui clignotaient. Je n'ai pas su pourquoi, mais j'ai commencé à avoir les larmes aux yeux. Je me suis sentie très triste pour ma fourmi et elle a dû le ressentir aussi car elle est venue se promener sur ma main. La tristesse, cela doit avoir une odeur. Peut-être est-ce pour cela que ma grand-mère sent toujours très fort le savon à l'amande. Depuis que mon grand-père dort dans son coin  bien tranquille, ma grand-mère ne dort plus.
La petite fourmi noire m'a regardée longuement, et j'ai découvert combien c'est émouvant d'avoir pour amie une fourmi de l'espace.  Je savais que quelque chose clochait, car ses signaux de détresse pour que ses camarades la retrouvent ne semblaient pas fonctionner correctement. Alors je me suis mise à observer son dos, ces trois petits points bleus lumineux clignotant comme des mini phares de vaisseau spatial, et j'ai soudain compris : il y avait en fait quatre points bleus sur son dos, mais le quatrième point ne clignotait plus. Il était si pâle qu'on aurait dit une ampoule prête à s'éteindre. Je n'avais pas la moindre idée de comment j'allais pouvoir l'aider, mais je me sentais responsable de cette petite fourmi. Alors, sans même réfléchir,  je me suis mise à dessiner sur ma feuille quatre ronds sur un dos de fourmi noire. J'en ai colorié trois en bleu, et j'ai laissé le quatrième en blanc. La petite fourmi est repartie chercher quelque chose, puis elle est revenue avec un grain de riz. Elle l'a posé sur le point blanc, et s'est mise à agiter ses antennes de tous les côtés. Elle m'envoyait un message que je n'arrivais pas à décoder. Alors elle a repris le grain de riz sur son dos, et, tandis que nous étions à l'ombre de la terrasse, est venue déposer son grain de riz en plein soleil sur une flaque d'eau restée là après l'arrosage des plantes. J'ai essayé d'agiter mes bras en guise d'antennes pour lui faire comprendre qu'il me manquait encore des indices pour comprendre ce que je pouvais faire pour l'aider, mais je crois que ça n'a pas tellement servi. Je l'ai vue revenir à toute vitesse sur ma feuille, et elle s'est mise à faire une drôle de danse sur un soleil très brillant que j'avais dessiné. Quel pouvait bien être le lien entre un soleil, un grain de riz, et une flaque d'eau ?! A ce moment là, on m'a appelée pour que je vienne manger. La fourmi de l'espace a du être effrayée car elle a aussitôt disparu. J'ai essayé d'en parler à table, mais à peine ai-je commencé à raconter ce qui s'était passé que mon père m'a lancé, avec son ton mielleux :

- Très bien, très bien, c'est génial ton histoire de fourmi, ma chérie…Mais mange au lieu de parler la bouche pleine, on en sera déjà au dessert que tu n'auras pas fini tes tomates !

De la soupe de miel. Désespérant.

Vu la tête de mes parents qui venaient de se disputer pour une histoire d'épluche-légumes, j'ai senti que ce n'était pas le bon moment pour qu'ils m'écoutent vraiment. J'ai fini mes tomates, et ma mère m'a mis dans l'assiette deux ou trois louchées de riz bien collant. J'ai repensé au grain de riz de ma fourmi, et demandé à ma mère :

- Maman, pourquoi le riz devient collant comme ça quand on le cuit ?

- Parce qu'il contient de l'amidon, Mandarine. C'est une réserve d'énergie qu'on trouve dans pas mal d'aliments, comme le riz et les pommes de terre. On s'en sert aussi comme de la colle dans certains produits de pharmacie. Quand on chauffe les aliments qui en contiennent, l'amidon apparait. On enlève souvent l'eau de cuisson du riz, parce que certaines personnes ont du mal à digérer l'amidon, ou y sont parfois carrément allergiques.

En entendant ce discours, mon cœur s'est mis à battre très fort. J'ai compris ce que voulait ma fourmi. Elle voulait un grain de riz cuit dans l'eau chaude pour pouvoir absorber de l'amidon ! Je crois que je n'ai jamais mangé mon riz aussi vite ensuite, et j'ai pris soin de garder plusieurs grains dans ma serviette.
Quand je suis revenue sur la terrasse, ma fourmi a dû me sentir approcher car je n'ai pas attendu plus d'une minute avant qu'elle ne rapplique sur ma feuille de dessin. Je lui ai posé quatre grains de riz cuit qu'elle a aussitôt aperçus. Nous nous sommes regardées longuement, elle, les antennes frétillant d'une certaine façon, et moi, agitant mes bras au dessus de ma tête en essayant de l'imiter. Je l'ai vue commencer à grignoter un grain de riz, puis deux, puis quatre. Elle s'est immobilisée, et je me suis sentie inquiète. Et si je n'avais rien compris, si je l'avais tuée avec mes grains de riz à l'amidon ? Et si les fourmis de l'espace étaient allergiques au grains de riz de la Terre ?!
J'ai du sentir le savon à l'amande très fort, car un vent de panique mélangé de tristesse s'est emparé de moi. Ma fourmi aussi l'a senti car elle s'est agitée tout d'un coup  en remuant ses antennes et ses pattes. Elle m'a tourné le dos, et j'ai vu apparaître....quatre petits points bleus clignotant sur son dos !
Comme par réflexe, même si cela ne servait à rien, j'ai pris une photo. La petite fourmi est venue se placer sur ma main et m'a regardée bien en face, en agitant sa tête et ses antennes. Je suppose qu'elle a voulu me remercier, car j'ai ressenti une grande complicité entre nous à ce moment là, et beaucoup de fierté. Puis elle s'est enfuie dans le jardin sans que j'arrive à la rattraper. J'ai juste eu le temps d'apercevoir  une sorte de cloche bleue éclairée comme une luciole s'envoler dans les airs et disparaitre à vive allure. Ma fourmi noire de l'espace avait pu à nouveau émettre des signaux de détresse et s'en était retournée sur sa planète dans le vaisseau qui était enfin venu la chercher…
Triste et contente à la fois, je suis retournée sur la terrasse pour dessiner, mais je n'ai pas pu y arriver, car j'avais la tête dans les étoiles.
Au repas du soir, j'ai essayé de déballer tout ce qui me pesait sur le cœur, car ce secret était bien trop lourd à garder pour moi toute seule. Mes parents avaient l'air de meilleure humeur,  et moi j'avais besoin de parler. Que croyez-vous que les grands m'ont servi quand je leur ai raconté cette merveilleuse aventure telle qu'elle s'est passée du début à la fin ?
Et oui, encore de la soupe de miel !
Désespérant.
Bien pire, la soupe est même devenue plus amère que mielleuse car mon père a commencé à s'énerver à force d'entendre cette histoire de fourmi de l'espace.

- Que tu aies apprivoisé une fourmi, admettons, Mandarine. Mais que tu prétendes que c'est une fourmi de l'espace avec des lumières bleues sur le dos qui clignotent et qu'un vaisseau spatial est venu la chercher, ça commence à devenir un problème. On ne t'a pas appris à dire des mensonges, que je sache ?! D'abord, tu es bien la seule à avoir vu cette prétendue fourmi avec un point bleu au derrière.Ensuite si elle existait vraiment, toute la planète serait au courant aujourd'hui, à commencer par le FBI, et on ne parlerait plus que de ça dans les journaux ! Tous les *myrmécologues seraient réquisitionnés pour arriver à en savoir plus !
(* myrmécologues : spécialistes de l'étude des fourmis )

J'aurais bien aimé. Mais ils ne me laissaient pas une seule chance de faire connaitre ma découverte au Monde. J'en avais les larmes aux yeux.
Parfois, les grands  ne comprennent rien.
Mais qu'ils me croient ou non tout ça avait bien existé, et tout avait changé pour moi.
J'ai eu envie de revoir ma fourmi,  elle me manquait, alors j'ai demandé à mon père de me transférer sur son ordinateur la dernière photo que j'avais prise. Je voulais qu'il me l'imprime. Il a haussé les épaules et soupiré un peu, mais comme il est né dans la soupe de miel, il a accepté. Il m'a promis qu'il le ferait demain, parce que là il était en train d'installer un programme depuis plusieurs heures. Bon, je pouvais bien attendre un jour de plus. Après tout, ma fourmi allait ressembler à toutes les fourmis, une fourmi noire dont on  ne verrait pas les points bleus clignotant.

Je me suis endormie cette nuit là plus heureuse que d'habitude, bien que  blessée d'être si peu écoutée.
Quand je serai grande, je deviendrai une myrmécologue célèbre.
Le lendemain, j'ai eu un peu de mal à écouter la leçon de maths à l'école, n'arrivant pas à fixer mon attention sur autre chose que ma trousse aux dessins de planètes bleues et roses. Quand le prof a prononcé mon prénom pour que je vienne faire l'exercice de calcul au tableau noir, j'ai sursauté et ai été envahie d'un vent de panique, car je n'avais rien écouté. Par miracle, la directrice est entrée à ce moment là dans la classe et a murmuré quelque chose à l'oreille du prof. Tous deux se sont mis à me regarder, et j'ai été invitée à quitter la classe. Mon père voulait me parler, et c'était apparemment urgent. 

J'ai à peine reconnu sa voix au téléphone quand il m'a annoncé sur un ton solennel :

- Mandarine, j'ai deux choses à te dire. Tout d'abord ton grand-père s'est réveillé. Personne ne sait comment cela a pu arriver, mais voilà, c'est arrivé. Ensuite, tu sais, la photo de ta fourmi de l'espace…

Il n'a pas eu besoin de continuer, car j'ai immédiatement compris. Alors je lui ai coupé la parole :

- Tu sais papa, je veux bien rencontrer tous les journalistes et tous les myrmécologues de la Terre s'il le faut. Mais il va falloir que quelque chose change : jamais plus de soupe de miel ! Parce que nous, les enfants de sept ans, ça ne nous fait pas grandir. Ce qui nous fait grandir, c'est de pouvoir être écoutés vraiment par les grands, parce que nous arrivons encore à voir des choses que vous ne pouvez plus voir…
 
Merci, ma jolie fourmi de l'espace, parce qu'avec ce tout petit grain de riz que tu as porté sur ton dos et as déposé devant mes yeux, tu viens de changer la vie de ma grand-mère, et l'Histoire de l'Humanité toute entière.

                                              * * *