La statue de chair

moss468

Je suis là, immobile, à la contempler. Elle est belle, cette statue. Elle est faite de marbre, et du plus beau. La roche a été extraite dans les Pyrénées. Je m’y revois encore : je m’étais armé d’un burin et j’avais pratiqué une taille avec mises aux points. La taille avec mises aux points permet d’éviter toutes les fautes de goût et les erreurs qu’on pourrait commettre en allant trop vite. Il s’agit de préparer sa taille de pierre avec des plans, des mesures et un modèle à suivre. J’avais même utilisé le nombre d’or dans la plupart des proportions. J’étais plutôt fier du résultat, et la seule question qui m’avait taraudé pendant un moment était de savoir dans quelle pièce elle irait le mieux. Après mûre réflexion, j’avais décidé de mettre cette statue dans l’entrée, à l’endroit le plus visible. Ainsi, mes amis, mes connaissances et les personnes que je n'aimais pas ne pourraient pas la rater.

Je m’étais bien réussi. Cette statue, c’est tout moi. Enfin, c’était tout moi. Ou plutôt tout ce que “moi” voulait dire pour moi, c’est-à-dire beaucoup. Une forme d’autoportrait sculpté, interprété et à l’échelle. J’avais reproduit à la perfection ce que je voulais être aux yeux des autres. Encore aujourd’hui, quand je me regarde dans les yeux, quand je plonge mon regard dans ces yeux de marbre, je vois de la fierté. Quelqu’un de fort. Cette pierre, c’est un grand gaillard, prêt à en découdre. Une faussette et de petites rides aux extrémités extérieures des yeux trahissent un sens de l’humour décapant. Je suis drôle. J’ai l’air drôle. Je suis nu, aussi. Pas tout à fait, puisque je suis drapé d’une toge, ou quelque chose de similaire. Plus jeune, j’avais été stupéfait et fasciné par le Rapt de Proserpine, et ces mains qui s’enfoncent dans une chair plus vraie que nature. En voyant cette oeuvre, cette pierre si blanche et immaculée, cet effet de profondeur, on jurerait que le Bernin nous arnaque depuis quatre siècles. Ses statues n’ont jamais été faites de roche taillée. Non, elles sont certainement faites de chair et d’os, d’humain. Je suis certain que, moi aussi, si je posais mon doigt sur la cuisse charnue de Proserpine, j’y laisserais une trace profonde. Le même genre de trace que celle imprimée par les mains du dieu des Enfers. Il y a une part du Bernin dans mon art, sans prétention aucune : la recherche du mouvement, de la forme plus vraie que nature. Je ne sais pas ce qui est le plus réel : moi, ou moi. Le moi de chair, ou le moi de marbre. Le moi de marbre semble être en chair. Lequel est en marbre ?

J’ai des signatures et des petits mots sur le ventre et les jambes. Tiens, un coeur sur la fesse gauche. C’est qu’elle a plu, cette statue. Tous les gens qui l’ont vue l’ont appréciée. J’ai eu de nombreuses remarques à son sujet, la plupart du temps positives, parfois étranges : “Impressionnant. C’est de toi ?”, “qu’elle est belle !”, , “c’est toi ?”, “je ne savais pas que tu étais si grand” ou encore “c’est la première fois que je te vois nu.” Afin de conserver noir sur blanc ces commentaires et dans le but secret, mais connu de tous, d’exposer ma notoriété, mon talent et mon succès grandissants, j’avais installé une petite table à côté de la statue. Sur cette petite table, un plateau ; sur ce plateau, un feutre noir et une petite pancarte : “laissez-libre cours à votre imagination - vous aussi, participez à cette oeuvre d’art”. Le feutre indélébile, ça part mal. Je pourrais ressortir mon burin, mais je ne veux pas perdre en tour de taille.

Mes cheveux sont raides comme les miens, mais les miens sont mieux coiffés, sur le marbre. Mes mains sont souples comme les miennes, mais les miennes sont plus douces, sur le marbre. Étrangement, mon air élancé est  plus perceptible sur le moi figé que sur le moi mouvant. Ma musculature est à peine exagérée : il se peut qu’un jour mon corps ait ressemblé à ça. Hum, du moins, qui pourrait dire le contraire ?

Je suis là, immobile, à la contempler. Elle est belle, cette statue. Elle est faite de marbre, et du plus beau. J’ai la paume de ma main gauche posée sur mon front, juste au dessus de mes lunettes de protection. J’ai chaud. Je tiens en ma main droite une masse. Je l’aime bien, cet outil de percussion. Ses quatre kilos pèsent lourdement et étirent mon bras. Je ressens véritablement l’attraction terrestre, au plus profond de mes articulations. Je ne suis pas très musclé, en fait. Tant mieux, j’aime la sensation de puissance que me procure cet instrument de démolition.

Je contemple cette statue pour la dernière fois, j’en suis sûr. Ce qu’il y a de beau, dans la masse, c’est ce qu’elle implique : une partie de ce qui est ne sera plus. Je sens une tension forte entre ce qui est réalisé et ce qui ne l’est pas encore. Le potentiel est pourtant déjà réel, d’une certaine façon, sinon la présence de cet outil ne serait pas nécessaire. Le beau et l’organisé tend invariablement vers le chaos. C’est ce que nous dit la percussion de ces quelques kilos sur la roche tendre. Il y a un avant et un après la masse.

Si cette statue c’est moi, alors est-ce que la briser me brisera ? Je serai fixé bien assez tôt. Je suis bien décidé à la détruire. Mais je ne peux pas me contenter de simplement saccager ces heures de travail, comme n’importe qui pourrait le faire. Je me connais, et je veux me briser méthodiquement. Mon esprit rationnel me force à un certain ordre, malgré l’attraction exercée par le chaos à venir. Je dois organiser la destruction. Chaque coup doit sonner, résoner, et prendre l’ampleur qui lui revient de droit. Chaque coup doit avoir un sens, chaque coup doit blesser. Me blesser. Un mètre de long, c’est la longueur du manche. Mes deux mains sont resserrées autour de lui. Une perle de sueur coule le long de ma joue droite. Une erreur dans la partie visée, ou même dans le dosage de la force, et tout serait gâché.

Je commence par les pieds. Je ne veux pas tout casser, ni ôter ses appuis à la statue. Ce serait accomplir la besogne trop facilement. Ce serait l’attaquer trop lâchement. Non, je préfère enlaidir ces appuis. Rendre grossier ce que j’avais dégrossi et taillé avec soin. Mes appuis ne sont pas inexistants, ils sont seulement laids. Tout le monde croit que j’ai les pieds propres comme on a les mains propres ; mais sous mes chaussettes, c’est nauséabond. Sous mes gants, c’est l’enfer. La masse heurte la pierre avec précision. Je marche chaque jour en prenant appui dans des eaux stagnantes qui pullulent de bactéries, de racines malades et de positions indignes. Je me dégoûte.

Les mains sont logiquement l’étape suivante : je les ai déjà bien amochées, il faut finir. Ça me fait particulièrement mal, tant j’ai pu attacher de l’importance à leur souplesse et leur élégance. Bien manipuler les objets et savoir créer l’illusion grâce au mouvement sont des capacités que j’ai longtemps travaillées. Les mains disent tout d’une personne. Le problème, c’est que les miennes sont sales. Enfin, elles étaient sales. Je n’ai plus de mains.

C’est curieux, la masse pèse de moins en moins lourd dans mes mains. Ce devrait être l’inverse, pourtant. L’effort devrait être de plus en laborieux à mesure que la fatigue se fait sentir. Et c’est l’inverse qui se produit.

Reste ce visage que je déteste. Toujours en train de sourire à tout, même lorsqu’il faut crier, pleurer, s’égosiller, rager ou rire aux éclats. Faire bonne figure, s’écraser ou se fondre dans le moule, c’est tout ce que ce visage sait faire. Admettre la réalité, c’est bien. L’admettre tout en propulsant des éclats de marbre à plus de 100 km/h, c’est mieux. Je prends bien soin d’ôter toute forme à la bouche et au nez, qui ne me servait jusque là qu’à flairer des bons coups dont je n’étais pas fier ensuite.

Calmement, je me laisse prendre par la furie et l’absurde plaisir de la complaisance dans l’autodestruction. Ce qui compte, ce n’est pas de tout faire disparaître. La punition ne serait pas à la hauteur des impairs commis par l’accusé. Non. Il faut quelque chose de plus grand, et rendre informe ce qui avait une forme est la pire chose qu'on puisse infliger à un élément du monde organisé. Je vise donc l’informe, le disgracieux et l’incomplet. Je me déstructure. Je me déforme.

Je m’attaque enfin au reste de mon corps : ma musculature, les courbes et traits de mes membres, mes os. Avant d’ôter définitivement toute forme à cette statue, je me vois passer par un stade d’épuisement physique : maigre, la peau sur les os, atrophié, en plein marasme. Cette vision ne dure qu’une seconde. Je ne suis plus vraiment. Je suis déformé de manière optimale. Bien assez pour ne plus ressembler à grand chose, pas assez pour ne ressembler à rien.

Je saisis fermement la masse pour asséner le coup de grâce à l’impureté.

La belle statue de marbre ressemble maintenant à un immonde tas de granit. Toute trace de forme humaine a disparu. Je vais pouvoir renaitre, et pourquoi pas tenter de redonner vaguement forme à cet amas géologique. En revanche, je vais m’imposer une nouvelle consigne : finie la taille avec mises aux points. Je pratiquerai uniquement la taille directe. Elle a pour avantage de vous éviter toutes les taches fastidieuses qui peuvent ruiner l’élan artistique : pas de mesures, pas de préparation. Pour ça, soit vous avez le compas dans l’oeil, soit vous avez l’oeil de l’artiste. Dans tous les cas, je suis sûr de ne rien produire d’autre que moi-même.

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