La terre et les morts

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J'ai grandi dans l'Est de la France, dans les Vosges pour être précis. Des années à jouer dans la boue, dehors par tous les temps. Dans le coin de mon village, le paysage était marqué par les combats de 14-18, tranchées, bunkers et cimetières militaires ; de quoi exciter l'imagination de n'importe quel gamin. Avec les copains, on rejouait notre guerre, on allait tuer les boches, on se tirait dessus avec nos bâtons-fusils. Je suis mort un millier de fois dans ces tranchées, et j'y ai accompli plus d'actes de bravoures que le plus médaillé des vétérans. La terre et les morts, sûr que ça me parle plus à moi qu'à d'autres...  Ça explique certaines choses sûrement, l'émotion bizarre qui me prends lorsque j'entends la Marseillaise et que je vois le drapeau bleu-blanc-rouge flotter au vent.

C'est qu'on y pataugeait nous dans la terre, qu'on a probablement enfoncé nos guibolles dans plus d'un cadavre. Avec les années, tout ça se mélange, la poussière retourne à la poussière, et les hommes se fondent dans le sol pour lequel ils ont donné leur vie. J'espère qu'ils n'ont pas pris ombrage de nos hululements, qu'au contraire ils se sont dit que si les nouvelles générations pouvait à loisir piétiner leur restes en riant, cela prouvait que leur sacrifice n'avait pas été vain.




Jo' était mince comme un clou, la boule à zéro ou presque, le nez cassé et encore plus grande gueule que moi. Il nous battait tous à la course, mais il était moins doué avec ses poings. Jamais je crois, je n'ai connu amitié plus indéfectible que la sienne. A la guerre, on se retrouvait souvent seuls contre tous les autres. Réfugié dans notre tranchée, on blaguait pour se donner du courage, guettant l'assaillant...

... qui ne tardait pas à survenir, la horde beuglante de nos ennemis. On les accueillait à coup de cailloux, et à la fin on roulait par terre en mimant des morts atroces. La brume d'automne faisait figure de gaz moutarde.

En grandissant, nos jeux se diversifièrent. On partait dans la forêt moi, Jo', Edouard, Hugo et tous les autres ; on rejoignait notre endroit favori, près d'un vieux bunker qu'on s'imaginait hanté. C'est là autour du feu de camp, que je fumais mes premières clopes. Y avait pas de filles bien sûr, celles du village nous trouvaient crasseux, puis elles étaient laides de toute façon...

Le temps est passé. D'embuscades en bombes artisanales, j'ai vécu tellement de choses que l'éternité ne serait pas de trop pour les raconter. Mes Mémoires de Guerre je les écrirai un jour, elles seront trois fois plus grosses que celle du vieux général et se vendront à prix d'or, vous verrez.


Quand j’eus 14 ans, mon père trouva un boulot dans une métropole, loin de mes potes et de mes bois. Rupture terrible, j'ai fait une dépression. Me retrouver là, dans ces rues étroites encombrées de passants, ces boulevards élégants et proprets, quand j'étais habitué au grand air, à la crasse, à l'odeur de fumier qui vous piquait la gorge... Bon je m'en suis remis évidemment. Je me suis fait à la vie urbaine, j'ai eu ma bande de potes, une paire de copines, mon Bac et, à terme, un job honnête et pas trop mal payé dans une librairie.

Je mentirai en disant que j'ai laissé un bout de mon âme là-bas, ce genre de conneries. Il m'arrive de rêver à mon enfance - comme tout un chacun je présume - mais dans l'ensemble, je suis devenu un gars de la ville, et je ne le regrette pas.


J'ai revu Jo', il y a quelques mois, par hasard. Je vais faire mes courses de la semaine à la supérette, et une bande d'indignés crasseux campent sur le parking pour protester contre la misère, les spéculateurs et la faim dans le monde. C'est lui qui me reconnait, moi je n'aurais pas pu.

Lui et ses comparses puent le chien mouillé à cent mètres à la ronde. Il est voûté, avachi comme un vieillard, vêtu de loques, une barbe à faire pâlir un islamiste. Je prends sur moi pour lui faire mon plus beau sourire et on discute une heure ou deux.

"Tu vois, qu'il me dit tout en roulant sa clope ("téma tabac 100% pur garantis sans additifs man, même que c'est bon pour la santé"), la société t'encule sans que tu t'en rends compte, c'est ça le piège. Tu crois que t'es libre, ben que dalle. Elle t'encule, ils nous enculent tous ces gros porcs de politiciens qui s'en foutent plein les poches, ils t'enculent sec, c'est le Système qui veut ça. Tous à la botte des banquiers de toute façon. Le seul que j'aime bien, c'est Mélanchon, lui c'est un vrai, même que je lui ai serré la main.
- Qu'est-ce que tu deviens sinon ? je lui demande.
- Ben tu vois mec, y a 5 ans, j'ai décidé que j'allais plus me faire enculer. J'ai fugué de chez oim à vélo, les vioques me comprenaient pas. Depuis je vis au jour le jour quoi, je me consacre aux autres, j'essaye de sensibiliser les gens à tous ces problèmes, leur faire prendre conscience qu'ils sont manipulés... T'as lu Marx d'ailleurs ?"

Je secoue négativement la tête et il se lance dans un exposé détaillé me réduisant à opiner du chef tout le long. Comme il s'interrompt pour reprendre son souffle, j'essaye désespérément de faire dévier la conversation en évoquant les souvenirs d'enfance. Pour le coup, c'est un sourire sincère qui me vient aux lèvres.

"Ouais... on était des gamins, on jouait à la guerre... mais je crois qu'on était déjà manipulés tu vois, cette culture de la violence qu'on inculque aux enfants, tout ça c'est mauvais... 'fin c'est pour ça qu'il y a des guerres après... toute cette propagande à la télévision tu vois... c'est pas sain tout ça...".

Putain de Dieu...

Lorsque je suis retourné à ma voiture - en ayant oublié mes courses - mon vague écœurement d'alors fit place à la perplexité et à la tristesse. Comment pouvait-on en arriver là ? Il m'avait présenté sa copine - une rousse qui avait du être jolie dans une autre vie - et je ne pouvais m'empêcher d'imaginer leur éventuelle vie de famille future... les gosses réduits à jouer la dinette, saoulés de discours équitables et biocompatibles du matin au soir, privés de télé et de jeux vidéo. Le monde était bien triste, décidément.


Cette rencontre fit naitre en moi un désir de parcourir à nouveau les chemins de mes anciens faits d'armes, en vétéran mélancolique. Je pris un congé fin septembre pour me rendre à nouveau dans l'Est, le train filant dans la campagne sous une bruine opaque. De tous mes vieux comparses, il n'y a que Hugo que je réussis à contacter. Désormais couvreur, marié et père de deux enfants, il m'avait au téléphone promis chaleureusement son hospitalité et assuré de son enthousiasme à l'idée de discuter un peu du bon vieux temps.

De fait, il n'avait pas menti, et je passais une semaine agréable chez lui. La journée, pendant qu'il travaillais, je partais me promener dans les alentours, comme je le faisais autrefois, et le soir après un bon repas, on s'installait tous les deux dans les fauteuils face au feu ronflant dans la cheminée, et on parlait encore après que les dernières braises se fussent depuis longtemps éteintes.

Il m'appris que le départ de Jo' avait fait scandale mais qu'il ne l'avais pas surpris, il n'était plus très net depuis quelques temps. Je su aussi que Matthieu s'était fait écrasé par un camion, une nuit alors qu'il errait ivre sur le bord de la route. Des autres, aucune nouvelle, ils étaient tous partis qui vers la Bourgogne, qui en Allemagne, suivant une femme ou une opportunité de travail. De ce qu'il savait aucun n'avait connu de réussite matérielle digne de ce nom.
Comme il pleuvait beaucoup, et que j'étais parfois confiné à l'intérieur, dans la maison vide - Caroline, la femme d'Hugo, était institutrice remplaçante et travaillait donc la journée - des velléités littéraires me prirent, et je me mis à écrire des poèmes. D'un goût médiocre sans doute, mais la pluie, le paysage m'inspiraient et j'appréciais l'effort créatif que demandait l'activité.

Le dernier jour avant mon départ - c'était un vendredi. J'avais passé la matinée au lit à écrire, et après avoir déjeuné, la pluie s'étant calmé, je me décidais à sortir faire une dernière promenade.

J'empruntais un chemin de terre qui serpentais dans les sous-bois puis, au sortir de ceux-ci, se dirigeait vers une grande colline surmontée d'une croix. L'ascension me prit deux bonnes heures. Arrivé en haut, j'embrassais tout le paysage du regard.


Un corbeau fendit l'air, soudainement, déployant ses ailes comme deux étendards. Le ciel était grisâtre, tout embaumait l'humidité. En-dessous s'étendait la campagne avec ses baraquements en ruines, ses barbelés, ses pâturages grotesques tout imbibés de déchets. Ensuite la forêt, et par-delà on pouvait deviner le contours du village, de son église et de ses maisons rouges, toutes serrées les unes contre les autres, comme pour se tenir chaud.
Je repensai au jour où Jo' et moi avions trouvé un éclat d'obus dans cette forêt. Le signe, s'il était besoin de le rappeler, qu'on s'était battu par ici.... des hommes avaient versé leur sang pour leur pays, pour ce qu'il croyaient juste... Ce sang avait probablement imbibé la terre, l'avait fertilisé. Leur chair sacrifiée avait assurément donné des fruits... mais lesquels ? Ce n'était pas un pays rieur et joyeux que j'avais sous les yeux.

Elle m'avait donné moi.

Je me retournais vers la croix, me penchais pour l'examiner de plus près. Des inscriptions latines y avaient traversé les années, et gosse, je m'étais toujours demandé ce qu'elles signifiaient. Aujourd'hui, je me faisais fort de les déchiffrer.
Comme je touchais leur supposé emplacement du doigt, je constatais que la pluie avait creusé le bois à cet endroit, qu'il ne restait rien de l'écriture capitale mystérieuse qui m'avait tant fascinée. Je tournai les yeux vers le ciel, et un instant me vient l'irrépressible envie de prendre racine ici, de me fondre dans la terre parmi les vers et les feuilles mortes, comme tant de mes frères tombés au combat.


Il était 6h lorsque j'entamais la descente. Assourdissantes au loin, les cloches sonnaient l'Angélus.

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