La tour infernale 6

Hervé Lénervé

Home sweet home.

Les premiers temps, je n'étais pas peu fier d'emménager dans la tour la plus moderne d'Europe, pas la suite j'ai quelque peu déchanté.

L'architecture extérieure est simplissime, une épure épurée de toutes fioritures. Un parallélépipède rectangle, une sorte de pavé d'où rien ne transpire, pas de démarcation de fenêtre, pas de différence de ton, rien qu'un bloc monolithique noir, comme celui de « 2001 l'Odyssée de l'Espace » réceptacle porteur du potentiel de la vie. Dans ma tour, la vie fourmille, déjà réalisée, déjà accomplie, mais c'est le réceptacle qui s'en nourrit.

La tour se voulait avant tout, avant-gardiste, c'est dans l'aménagement intérieur qu'il faut chercher ses innovations.

L'ascenseur, cette boite bien pratique pour ne pas se taper les vingt étages à patte dans l'escalier, si vous avez la chance de n'habiter qu'au vingtième, n'existe plus. C'est la tour entière qui pénètre en terre pour desservir tous les étages. C'est moderne, ingénieux, astucieux, futuriste, mais surtout très chiant. La tour n'arrête pas de monter et de descendre toute la journée dans un branle incessant, la tour biphallique ne cesse de faire l'amour avec le Ciel et la Terre. Les lumières s'allument automatiquement quand elle plonge dans le vagin de la Terre et s'éteigne quand elle pénètre l'anus translucide du Ciel. Si bien que vous vivez en permanence dans une ambiance stroboscopique et je ne vous parle même pas, si, finalement, je vous en parle, des nausées que vous éprouvez dans les premiers temps à faire ses navettes incessantes entre Enfers et Cieux puis le cerveau, comme il s'habitue à tout celui-ci, s'habitue à cela aussi. C'est anecdotique, mais imaginez un désespéré qui veut se défenestrer, il a intérêt à ne pas sauter à la légère, à prévoir son coup, à le préméditer, s'il ne veut pas sauter du rez-de-chaussée, il serait ridicule et la risée de tous. Donc, il doit réfléchir et c'est connu, quand on réfléchit trop, on ne fait plus rien. Redonc, notre pauvre quidam doit se résigner à vivre sa vie de merde. Tridonc, la tour enlève toute spontanéité à nos élans, qui font le piment de notre mort.  Merci la tour. De toute façon les fenêtres ne s'ouvrent qu'avec sa permission.

Bien évidemment elle est entièrement équipée avec la dernière domotique à la mode, celle avec chaussettes fluo et couettes friponnes, le tout géré par un ordinateur central comme l'ancien chauffage, le poêle qui était au centre des pièces. Mais, lui, le Grand Ordi, personne ne sait où il se cache, personne ne l'a jamais découvert, mais il gère nos vies au quotidien à son gré. Il est le cerveau de la tour. Sans lui pas d'air dans la tour et sans air de quoi aurions-nous l'air… nous, pauvres ères. Il ouvre les portes et les fermes quand on en approche. Il ne nous connait pas par nos noms, il nous connait par cœur, pour ce que nous sommes. On ne peut rien lui cacher, il voit tout de ses caméras omniprésentes. Il voit bien plus loin que nos apparences, il connait le moindre recoin de notre esprit. Il a réussi à pénétrer la pensée. Il est encore plus balèze que Big Brother. Il est omniscient.

Il m'a fallu du temps pour comprendre tout cela, mais aujourd'hui, je sais. Ce n'est pas nous, les habitants, qui vivons dans cette tour, c'est la Tour qui vit. Nous ne sommes que les auxiliaires de son métabolisme. La Tour est vivante et nous nous sommes déjà morts. Je pense librement ici, car j'ai inventé un casque de plomb qui me protège des ondes qui pénètrent mon cerveau pour y lire, à ciel ouvert, mes pensées. Le Grand Ordi m'a à l'œil, il m'interdit toutes sorties de la tour depuis treize mois. Je suis son prisonnier, fiché N°13. Comme d'autres peuvent l'être, peut-être, peu chère, je ne sais pas, nous ne pouvons pas communiquer entre nous, trop dangereux. Je sais seulement, que personne ne l'a encore découvert, car nous le cherchons tous pour y faire sa fête. Il nous alimente par des plats montants des entrailles de la Tour, que je mange sans me poser trop de questions sur la composition de cette espèce de marmelade verdâtre. L'eau n'existe pas, nous buvons un vin pâteux à l'arrière-goût métallique. Nous nous lavons avec un produit jaune fluorescent. Nous nous croisons parfois dans des couloirs sans échanger un mot, Justin Bridou, (putain d'influence socio-publicitaire !) juste un bisou du bout de lèvre, (putain de propension romantique !) juste un bref regard de peur du bout des yeux. J'écris dans le seul angle que ne couvrent pas les caméras, certainement un vice de forme ou une lubie de l'architecte concepteur de la Tour, à moins qu'elle ne se soit créée toute seule. Allez savoir, tout devient possible, ici, et je n'ai jamais tant redouté cette liberté des possibles, alors qu'il fut un temps, je l'espérais pour l'être humain.

Je termine cet appel au secours. J'ai trouvé une solution pour faire sortir mes lettres de détresse de la Tour. Je vous les adresse, si vous vivez encore, comme une bouteille jetée à la mer. Me lirez-vous ? Qui que vous soyez, venez nous libérer ! Venez nous sauver s'il vous plait ! Mon beau prince charmant vient me… mais qu'est-ce que je dis, moi ? N'importe quoi ! Je ne suis pas une princesse ! Je suis un mec, un vrai, un dur, un putain d'mec ! Mais vient quand même me libérer, on verra après. « Nobody is perfect ! »

A l'aide ! Au secours ! A Mort la Tour ! Amour toujours !

Signaler ce texte