La Troisième Galerie au théâtre du Châtelet - Ce soir, Réjane est à l'affiche

gribou

Voilà quatre ans que j’ai obtenu cette place d’ouvreuse au Châtelet. Je ne m’en plains pas, au moins ici je n’ai pas froid. Avant, j’étais bonne chez une boulangère. Elle n’osait rien me reprocher de peur que je rapporte à son mari ses infidélités avec le mitron. Le patron par contre c’était une autre affaire, il avait ses mauvais jours et ça durait toute la semaine… Un matin je n’en ai plus pu de ses réflexions sur mes chaussures de cordes usées – après tout s’il voulait que je puisse m’en payer d’autres, ça ne tenait qu’à lui de m’augmenter – alors je suis partie sans la moindre idée de comment j’allais payer mon prochain terme qui approchait ! J’ai trouvé une affichette placardée sur la porte du théâtre mais comme je ne sais pas bien lire, j’ai dû amener une copine pour qu’elle puisse me traduire ce qui y était inscrit : « Urgent recherchons ouvreuse ». Elle m’a pincée les joues pour les faire rougir, m’a conseillée d’éviter de trop sourire pour ne pas montrer qu’il me manque des chicots dans le fond et m’a poussée à l’intérieur pour contrer toute excuse tentante de faire demi-tour. Le directeur m’a toisée de haut en bas et a soufflé en grognant que je commençais dès la représentation suivante. Je dois donc ma place au talent d’Alice, ma colocataire. Elle travaille dans les cabarets jusqu’au petit matin, comme ça nous partageons le même lit, moi la nuit et elle le jour, on se relaie pour pas lui laisser le temps de refroidir. Même si je suis partie, le mitron me fait encore passer du pain en douce quand il rentre chez lui, il habite juste à côté. Alors chez nous, on manque de rien, c’est la belle vie sauf quand ma copine a un trop bon cœur envers ses amants rapins à qui elle offre de quoi survivre en échange de deux-trois gribouillis. Dans ces-cas là, on sacrifie une chaise pour alimenter le feu mais depuis qu’on a plus de quoi s’asseoir, elle m’a promis de faire un effort pour préserver nos économies ; ce ne sont pas ses portraits qui vont remplir la marmite.

Ce soir, je n’ai pas eu de veine, j’ai eu le dernier balcon. C’est que l’on tire au sort avec l’équipe pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui obtiennent les meilleurs pourboires parce que dans l’orchestre les rupins sont autrement plus généreux qu’aux places les plus hautes. Mais plus on monte, moins y’a de siège alors on a pas autant besoin de se dépêcher pour caser tous les gens pressés d’attendre assis.

J’aime bien ce boulot. Ca me laisse toutes mes journées de libre et quand je dine à ma fenêtre une fois terminées, Paris depuis les toits ressemble à une forêt de cheminées. Après une heure de placement des spectateurs, je rassemble entre 5 et 40 francs selon les soirs. D’habitude, je rentre aussitôt les lumières éteintes mais aujourd’hui je vais rester jusqu’à la fin parce que Réjane tient tête à « la Divine » Sarah Bernhardt qui chante de l’autre côté de la place. Plus aucun centimètre carré de velours rouge n’est visible quand elle est programmée, malgré la concurrence. Ce n’est pas tout le temps comme ça, parfois je me glisse dans le noir pour voir les pièces à l’œil quand j’arrive à trouver un siège vide mais s’il reste de la place généralement c’est que c’est vraiment ennuyeux avec des comédiens qui se pâment à n’en plus finir. Réjane c’est autre chose tout de même, elle est aussi belle que sur les cartes postales, une vraie dame. Dans toutes ses interprétations, elle est pétillante et subtile mais toujours chic même quand elle est prise par sa propre émotion. Pas comme ces demi-mondaines qui troquent la notoriété contre leur vertu et qui pensent être élégantes en rajoutant des plumes à leur chapeau. Celles-ci, elles vous regardent méchamment quand elles vous tendent la monnaie depuis les premiers rangs. Moi, je suis partie à treize ans de la maison, dès que j’ai été en âge légal de travailler, mais je n’ai jamais vendu mes charmes même si on me l’a souvent proposé.

Aujourd’hui, la direction du théâtre nous a demandés de venir en avance parce qu’à midi déjà certains faisaient la queue pour assister au spectacle et ça empéchait les hirondelles de faire correctement la circulation. Le rideau ne se lèvera que dans deux heures mais déjà les rangés se remplissent doucement. Au premier rang du troisième balcon, tous les soirs depuis que Réjane est programmée, attend le même vieux monsieur aux bacantes blanches et haut-de-forme. Il arrive très tôt avec un énorme bouquet de lys blancs qui attend sous son siège jusqu’à la fin de la représentation où il le dépose sur le bord de la scène. Très absorbé, il fixe les lustres dorés sans se préoccuper du tumulte de ses voisines, pour retrouver sa muse dans un tête-à-tête intimiste qui efface la présence de tous les autres spectateurs. Derrière lui, un jeune semble s’ennuyer. En arrivant, le fils se faisait rouspéter pour avoir été insolent avec son précepteur alors son père sans même me regarder me tendit une pièce en lui disant : « tu vois, si tu ne travailles pas davantage, tu finiras comme la dame là ». J’ai serré les dents et je leurs ai indiqués la bonne rangée sans rien répliquer, même si l’envie ne m’en manquait pas.

Je dois m’éloigner un peu, les gargouillis de mon ventre affamé sont entendus par la dame assise sur le strapontin qui s’est retournée très étonnée avant de m’offrir un regard plein de compassion. Je n’aime pas la pitié, j’ai seulement dû partir un peu plus tôt et j’ai manqué ma collation qui me fait habituellement tenir jusqu’au diner. Ce soir, ce sera double tartine de gras salé.

  • C'est un plaisir de lire cette petite nouvelle qui vibre au rythme de la vie de cette fille. Une ouvreuse de bon sens...

    · Il y a environ 11 ans ·
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    Mokrane Kab

    • Merci beaucoup :)

      · Il y a environ 11 ans ·
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      gribou

  • Des images, des instants délicats, on est plongé dans l'histoire pour une parenthèse du début XXe. Merci c'était un vrai plaisir. J'ai eu du mal dans ce concours à trouver la cohérence entre l'envie de créer et conserver une crédibilité par rapport à l'époque. Votre ton dénote des autres propositions, pas de verbiages, juste l'envie de partage. Vous écrivez pour projeter dans l'imaginaire du lecteur votre récit sans besoin de revendiquer des formules lourdes et un style se voulant élaboré mais qui n'est que déjà vu. Je me suis régalé dans ce moment d'intimité avec la narratrice, cela m'a fait penser aux mémoires de Kiki de montparnasse. Cette même fraicheur, les petites déceptions, les vraies réjouissances et pas de prétention. Je vous trouve tout à fait dans le ton, ça m'a beaucoup plu.

    · Il y a environ 11 ans ·
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    miammiam

    • Merci beaucoup :)

      · Il y a environ 11 ans ·
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      gribou

  • Un brin de malice et un ton qui correspond bien à l'époque. Bravo :)

    · Il y a environ 11 ans ·
    0038

    pouetpouet

    • Recevoir des messages de Miammiam et Pouetpouet, c'est assez drôle :) Merci d'avoir passé du temps à me lire, je suis encore plus contente si vous avez passé un bon moment. :)

      · Il y a environ 11 ans ·
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      gribou

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