La vengeance est un plat qui ne se mange pas

David Humbert

Généralement, lorsque l'on se retrouve au cimetière, avec une épaule disloquée et le visage à demi-recouvert de sang séché, devant une pierre tombale gravé à son propre nom, on ne se relève pas en grimaçant tout en époussetant son pantalon. 
J'en arrive rapidement à la conclusion que je ne suis pas mort.
Reste à savoir si ceux qui m'ont laissé ici le pensent ou non. Les marlous qui m'ont passé à tabac sont sûrement ceux qui ont tué mon frère. 
J'ai toujours su qu'il ne s'agissait pas d'un suicide. J'ai dû m'approcher trop près de la verité. Il n'y a qu'elle qui blesse.

Quand j'amorce douloureusement mes premiers pas, j'ai cette étrange impression que tous mes organes sont deux fois trop gros pour mon corps. 
Souvenez-vous de votre plus grosse migraine, de votre pire gueule de bois, élevez la au carré et vous serez encore assez loin du ressenti. 

Dans mes poches, mon téléphone ressemble à une biscotte qu'on aurait laissée sur le sol d'une discothèque. Le fond d'écran ressemble à un vitrail. Mes clefs ne sont plus là, mais on m'a laissé le porte-clefs. 
Allez comprendre... 
Mon paquet de cigarettes a l'air intact, Dieu soit loué, mais il est vide, Maudit soit le seigneur. 
Mon fric s'est envolé, tout comme ma dignité.
La tâche foncée au niveau de mon entrejambe dégage une odeur d'ammoniaque : je me suis pissé dessus. 

Autour de moi, les ténèbres. 
Il doit être trois ou quatre heures du matin. 
Pas un péquin dans les rues. 
J'escalade la palissade d'un jardin et récupère un froc et un tee-shirt sur la corde à linge. 
Cet organe curieux qu'est la langue titille une de mes molaires qui m'envoie une décharge électrique. 
Je serre la dent entre le pouce et l'index et la fait tourner sur elle-même. La gomme de ma gencive vrille comme un berlingot et cède. Je balance la dent par terre : j'emmerde la petite souris. 
La plaie de mon crâne se remet à saigner. Un goût de métal remonte du fond de ma gorge. J'essaie de regrimper par-dessus la clôture. Le monde se met à tanguer : je tombe dans les pommes.

Quand je me réveille, tout est blanc et vert. Comme dans une putain de chambre d'hôpital.
Sur le lit à côté du mien une espèce de pochetron dort, la bouche ouverte, du vomi séché au coin des lèvres. Son teint est jaune pisse et je sens d'ici l'odeur du gin qui est en train de lui bouffer le foie. J'en aurais bu moi-même que ça ne sentirait pas plus fort. 
J'en ai même le goût dans l'arrière-bouche. 
Comment on peut se mettre dans un état pareil ? 
Le monde manque définitivement de vrais bonhommes.

Je titube jusqu'aux fringues de l'ivrogne et lui pique son paquet de clopes. 
La fumée réveille la douleur de ma dent arrachée. Je tousse et mes côtes me rappellent leurs fêlures.
Une infirmière entre dans la chambre et me signale que la cigarette est interdite. 
Je lui réponds que je ne recracherai pas la fumée. 
Elle fait claquer sa langue contre son palais, m'enlève la cibiche des lèvres et l'écrase dans le lavabo. 
Elle me dit que j'ai dû passer une sacrée soirée hier.
Je lui réponds que ça aurai été parfait si je m'étais réveillé à coté d'elle plutôt qu'à côté de ce pauvre clodo. 
Elle fronce les sourcils et sort de la chambre.

Faut que j'me casse d'ici : j'ai soif de vengeance.

Je me refroque et enfile mon blouson. 
J'entrouvre la porte : deux poulets sont au guichet et parlent à mon infirmière. Je me fais la malle par la fenêtre. Pas le temps de discuter avec la flicaille, j'ai des mâchoires à disloquer.

Les rayons du soleil me frappent en pleine face et font pulser mes tempes alors que j'arpente le pavé en essayant de me tenir bien droit. 
Les gars qui m'ont rossé ont dû faire des claquettes sur mon crâne. Chaque fois qu'un de mes talons touche le sol, une décharge atteint mon cerveau, qui m'ordonne de grimacer. 
Je transpire à grosses gouttes. 
J'aurais ptet dû rester à l'hosto. 
La porte d'entrée est à vingt mètres, mais je n'atteindrai jamais les chiottes : je dégueule par terre. 
Les passants s'écartent : je suis Moïse qui ouvre la mer rouge. 
L'image du clodo à la tête jaune pisse me revient et avec lui cette odeur de gin bon marché. Je dégobille encore. Dans un râle d'outre-tombe, je siphonne le fond de mes tripes pour y puiser de la bile.  

J'arrive enfin chez moi.


L'impression d'évoluer dans un mauvais remake de film noir me frappe. 
Ma porte est entrouverte, mon appartement est en vrac. Comme si un géant l'avait pris pour une boule à neige. 
Je remarque qu'on a dessiné des moustaches de Charlie Chaplin sur mon affiche de Johnny Cash. 
Mes vinyles ont été piétinés : de la musique en poudre.
J'ouvre la porte de mon congélo pour y trouver de la glace à presser sur mon crâne.

Ma soif de sang va attendre, c'est le moment de scier une bûche.
Je m'écroule sur mon plumard.

Je rêve qu'un orage éclate. En fait, c'est le bruit de ma porte qu'on enfonce. 
Entrent deux marmules avec des têtes de lanceurs de poids russes. 
Ils sont déguisés en flics. 
Je bondis hors du paddock tout en choppant quelque chose sur ma table de nuit pour leur tenir tête. Je tends mon bras vers eux et les menace avec un étui à lunettes. 
Ils se regardent, incrédules, et avancent vers moi. 
Le plus grand me parle. Je dois pencher la tête en arrière pour voir son visage, comme un touriste japonais qui prend un gratte-ciel en photo.
Tout ce qu'il me dit sonne comme un 45 tours réglé sur la mauvaise vitesse. Leurs visages ondulent comme si je les regardais depuis le fond de ma baignoire. 
Je bouillonne. 
Mes jambes me lâchent. 
Fondue au noir.

Je suis à l'arrière d'une berline. J'ai les bras attachés dans le dos et du sang me coule dans l'œil. 
Les grosses paluches des deux colosses sur les sièges avant sont pratiques pour mettre des bourres-pifs, beaucoup moins pour faire des nœuds. 
Je me libère assez facilement. 
Ils ont enlevé leurs costumes de flics et revêtu des costards à rayures verticales : le look macaroni classique. 
Je choppe le conducteur par la gorge. Son pote, gaulé comme Shrek, est tellement balèze qu'il a du mal à se retourner pour m'atteindre. La bagnole sort de la route et s'écrase contre un poteau. Les deux bourrins se retrouvent coincés par leurs airbags. Moustiques sous stéroïdes emprisonnés dans l'ambre.
Le conducteur beugle, tout en essayant de se dégager, appuyant sur l'airbag comme s'il utilisait une énorme balle anti-stress. 

Il gueule vers  Shrek, qui se débat aussi avec son sac blanc : "Putain, mais fais quelque chose ! "

Skrek fouille sa veste et répond : "Attends, je l'ai presque...."

Il sort une arme et tire dans le sac du conducteur.

Bang !

Le conducteur hurle : "Aaaaaaaaaaaaahhhhhhhh!!! Putain ! Tu m'as shooté la cuisse ! Pauvre con ! "

Gros Shrek balbutie, tenant le flingue en l'air du bout des doigts : "Merde ! Désolé Sonny..."

Le conducteur balance : "Attends, je vais te libérer aussi... Attends !" Tout en glissant la main sous sa veste.
Je me barre de la caisse et m'enfonce dans la nuit. 
J'ai l'impression de courir dans la mélasse. 
Des coups de feu retentissent derrière moi. 
Bang ! Bang !

Je baisse la tête et vois le corps de mon frère à mes pieds. 
De son crâne béant s'échappe un sang bleu turquoise. 
Il articule des mots, mais ne produit aucun son. 
Je sors une paire de dés de ma poche. Je les porte à ma bouche et les avale.

J'ouvre les yeux tout en inspirant puissament. 
Je suis recroquevillé sur la faïence de ma douche. 
Kate est en train de m'asperger d'eau glacée. 

Je crie : "Arrête putain ! Qu'est-ce que tu fous ?"

Je regarde autour de moi paniqué, tout en essayant de bloquer le jet d'eau à l'aide de mes mains.

Elle me répond en tournant le robinet : "C'est plutôt à toi que je devrais demander ça !" 
Elle ajoute : "J'ai reçu un coup de fil, un flic disait qu'ils t'avaient retrouvé, il me demandait si je pouvais venir chez toi rapidement, que tu étais dans un sale état". 

Elle précise : "Tu ne te souviens pas de la soirée d'hier ? T'as bien de la chance ! " Elle chasse la mèche qui est devant ses yeux et reprend : "Tu ne te souviens pas de tout ce que tu as bu ? De...De la coke que tu t'es envoyée ?"

Des flashs me viennent.

Kate me sermonne, tout en ouvrant le meuble sous l'évier. "Reprends toi Michael, reprends toi !" 
Elle fouille nerveusement dans le meuble et reprend : "Tu as fait n'importe quoi. T'as vraiment pété un plomb hier ! Tu as frappé ton pote, Michael..." Grogne-t-elle en me tendant une serviette. 
"Et cache ta bite, je n'ai pas envie de voir ça... Pas ce matin !". Me dit elle en tournant la tête. 

Je me relève en m'appuyant aux carreaux blancs et je m'entoure avec la serviette.

Je réponds : "Je ne me rappelle pas de grand chose Katie."
Je demande : "J'ai frappé qui ?"

Elle me répond : "T'as frappé Sylvain."

... J'ai frappé Sylvain... Je ne sens plus mes côtes fêlées. Je n'ai plus mal au crâne, ni à ma dent. La honte et le chagrin trustent mes neurones.

Je réponds : "Je ne sais pas quoi dire... Il faut que je l'appelle, pour... Pour m'excuser." Je laisse la culpabilité m'envahir.

Katie m'explique : "Il ne t'en veut pas Sylvain, il est surtout inquiet pour toi. On était inquiet pour toi. On ne savait pas ce que tu allais faire... Tu crois pas qu'il nous manque aussi ?"

J'abaisse la tête. 
La honte remonte mon échine, assèche ma bouche et titille mes canaux lacrymaux. Un son rauque se bloque, étouffé au fond de ma gorge. Je déglutis.
 
Elle inspire bruyamment par le nez et poursuit : "Qu'est ce qui t'as pris de prendre de la coke?."

Je me revois dans un bar, en train d'emmerder les clients.

Katie me tourne le dos. Elle ne veut même pas me regarder.

Je me revois hurler. 
Je me revois balancer un verre au visage de quelqu'un. 
Je me revois en boule sur le sol, alors que les coups pleuvent.

Katie crie et me pointe du doigt : "T'as tout pété chez toi Michael, regarde autour de toi ! Tu t'es barré de la soirée, ivre mort, en chialant, en hurlant, en nous insultant. Un vrai con... Sylvain a voulu te retenir et tu l'as frappé ! Tu gueulais que tu voulais aller au cimetière, voir la tombe de ton frère, mais tu n'étais clairement pas en état d'aller où que ce soit." 
Elle se retourne et reprend : "De toute façon, j'avais pris les clés de ta voiture."

Elle décroise les bras et continue, plus calmement : "On a eu peur que tu fasses une connerie Michael... On est sortis pour te retrouver, mais tu n'étais nulle part. Alors on a appelé la police. Je leur ai expliqué que ton frère s'était suicidé. Il y a un an. Et que tu avais pété un plomb lors d'une soirée où on fêtait sa mémoire." 
Katie renifle et poursuit : "Je leur ai dit que j'avais peur que tu fasses une connerie..." 
Elle ferme les yeux un instant et continue : "Ils ont dû défoncer ta porte parce que tu ne répondais pas... Quand ils sont entrés, tu étais allongé sur ton lit, tu parlais tout seul."
Elle ajoute : "Tu les as menacés et puis tu t'es évanoui. C'est là, qu'ils m'ont appelé." 
Kathie renifle et poursuit : "Imagine ce que j'ai ressenti lorsque j'ai décroché le téléphone, Michael."

Je sens dans sa voix qu'elle va pleurer.
Doucement, je m'approche et je la serre dans mes bras. 
Elle pose la tête sur mon épaule et renifle. 
Je sens ses larmes couler le long de mon cou. 
Je respire l'odeur de ses cheveux. 
La serviette tombe à mes pieds.

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