La vie aux champs

petisaintleu

Suite de Heiligerlee : où je ne joue pas au coq.

« Et moi, je vais rester à compter les corbeaux dans mon fossé ? » m'inquiétai-je. Henri esquissa un petit sourire en coin. « Il te suffira d'y creuser un trou pour te construire un abri. Ton oncle y a bien survécu pendant quatre ans. » Je serrai les poings. Je ne manque pas d'humour. C'est la contrariété qui me rend vite soupe au lait.

 

« Ne t'inquiète pas, – rectifia Arthur qui, à plusieurs reprises, subit mes foudres lunatiques – nous ne t'avons pas oublié. C'est pour cela que nous venons te chercher. » Le triumvirat fonctionnait en complémentarité. Autant, je me sentais en sécurité auprès de ces deux larrons, autant, ils s'appuyaient sur ma capacité à anticiper pour me suivre dans tous ces pèlerinages.

Cette fois, ce sont eux qui prirent l'initiative. Quand il en a pour deux, il y en a pour trois et ils ne manquèrent pas d'arguments pour m'intégrer au duo. Henri avoua à son hôte mon existence. Il me vendit comme un nobliau champenois, converti au protestantisme par un ami cévenol, alors qu'il était étudiant en Sorbonne. Le 1er mars 1562, il échappa de peu au massacre de Vassy par une escorte qui accompagnait le Duc de Guise. Une répétition de futures exactions qui précédaient de dix ans la saint Barthélémy.

 Les éléments les plus précis, Henri ne les apporta pas. J'en informai Jeroen quand il fit ma connaissance. Au vu de mes informations, je parus vierge de toute pensée catholique. Jusque-là, tout allait bien. Nous devions paraître avoir le teint hâve en arrivant au port. Nous fûmes conviés à déguster des pannekoeks, préparés par son épouse, des étouffe-chrétiens recouverts de stroop, un sirop de betterave.

 

Au moins, ma présentation me permettait de définir le cadre de ma personnalité et de préciser que les travaux des champs ne sont pas ma tasse de thé. Je fis le parallèle avec ma vraie vie. Sur le papier, j'étais ingénieur agricole. Dans la réalité, ce n'était qu'un titre. Les personnes qui me découvraient s'en étonnaient, imaginant que mon diplôme devait se traduire professionnellement par les pieds dans la glaise, pédologue averti. Il n'avait été qu'un alibi pour, quel paradoxe, effectuer mes études sur Paris et profiter des plaisirs de la vie étudiante. Mon unique expérience extra-périphérique se limita à un stage dans une exploitation laitière en Bretagne. Après trois jours d'immersion qui devaient durer un mois, l'agriculteur me proposa de profiter des plages situées à proximité, après que j'eus, par inadvertance, arraché la porte de son tracteur flambant neuf.

Ici, j'étais au moins certain de ne pas risquer de détruire du matériel. Je ne m'imaginais pas me frotter aux charrues d'autant plus que, malgré leur air placide, les bovins m'effrayaient. Je comptais sur mes compères pour m'aider.

Les parents d'Henri étaient manouvriers. Avant que le tourbillon de la Révolution ne lui permette d'atteindre des sommets, il commença très modestement. Dès six ans, en 1781, et ce, pendant plus de dix ans, jusqu'à son engagement fin août 1792 et son baptême du feu un mois plus tard à Valmy, il fut un homme de la terre, à défaut d'être un Terrien.

Quant à Arthur, il fréquenta durant six ans l'école communale. Il ne regretta pas d'intégrer l'usine à treize ans, pour oublier les punitions où il devait copier cent fois la conjugaison du verbe parler à la forme négative. Ce qui ne l'empêcha pas de rater le certificat d'études primaires avec brio. En travaillant à la filature, il se montra vite indispensable, les contremaîtres appréciaient sa disponibilité et sa bonne volonté. L'absence de son bras gauche ne l'empêchait pas, même sans sa prothèse que nous laissâmes à Paris pour éviter tout anachronisme, de se débrouiller.

 

L'ouvrage ne manquait pas. Depuis cinq semaines, le valet de ferme se trouvait alité. En poursuivant la bonne des voisins dans la grange pour la trousser, l'ingrate le récompensa d'un coup de genou qui le rendit aphone pour plus d'une paire de semaines. Les mœurs voulaient, qu'à son rétablissement, il prenne ses effets personnels pour aller vendre ses sévices sous d'autres cieux. Il était plus bête que méchant. De plus, il était au service de Jeroen alors que celui-ci venait de prendre la suite de son père quinze années plus tôt. Surtout, se passer des services d'un géant, haut de plus de six pieds, increvable à la tâche, paraissait délicat. Il serait pardonné de cette incartade. Arthur me comprit du regard, il devait se tenir à carreau.

 

Dans Les Caractères, La Bruyère décrit la triste misère des paysans de son époque, qualifiés d'animaux farouches : «  L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racine : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.  » Dans les Pays-Bas qui nous concernent, rien de tout cela. La draperie faisait des provinces des contrées aisées. Preuve en sont les trois-mille-six-cents sacs de laine qu'elles importèrent d'Angleterre en 1560.

Les tensions portaient sur les questions religieuses, le commerce florissait et les campagnes ne connaissaient plus de troubles depuis deux siècles et la révolte des Karls, dont les lépreux et les Juifs furent les boucs-émissaires.

Jeroen possédait soixante-quinze acres de terre, environ trente hectares. Cela faisait de lui un homme riche. Il cultivait le blé. Si par tradition le pain de seigle continuait à se consommer dans les classes populaires, l'importance de la bourgeoisie urbaine lui permettait de trouver sans problème des débouchés pour ses céréales ; du pain bénit.

 

En cette période automnale, le travail consistait à préparer la terre aux labours. À la vue des montagnes de fumure à étendre, je priai Hercule de m'aider pour ces travaux qui m'apparaissaient insurmontables. Alors qu'Henri et Arthur terminaient leur quatrième tas, je peinais à terminer le premier. Les ampoules qui fleurissaient sur mes paumes ne me donnaient pas la pêche et ne m'éclairaient en rien sur la bonne technique pour manier la fourche. À l'évidence, quatre yeux m'observaient en coin. Je percevais des fous rires étouffés. Je pestais. Bienheureux que je ne fisse pas une incursion au 14e siècle pour rencontrer l'alliée de la Faucheuse et leur clouer le bec de ses bubons.

Je finis par m'écrouler en pleurs, agenouillé, les mains dans l'argile, me maudissant de mon incapacité. Ils me rejoignirent et abattirent en un rien de temps la tâche que je ne pouvais fournir. Puis sans un mot, nous déjeunâmes. La pitié est un signe de supériorité. Je fulminais en mon for intérieur.

Ils me donnèrent quelques astuces après qu'Arthur eut entouré mes mains de chiffons. Je parvins à abattre trois tas, le vide qui occupait mon esprit m'aida à automatiser le labeur, esclave du fordisme avant l'heure et les Ford T qui essaimeraient les grandes plaines américaines.

Le plus dur était le décalage horaire. De nos jours, ce n'est pas un problème de veiller bien après le crépuscule. Avant que la nuit ne soit éclipsée par les lumières artificielles, on suivait la course du soleil. À ce qu'il me semblait, il devait être aux environs de seize heures quand nous rentrâmes. J'étais lessivé. Je ne comptais pas que l'on me propose de me changer, noyé dans ma sueur. Faute de mieux, nous nous installâmes devant la cheminée, assis sur des tabourets branlant. Dix minutes plus tard, mes rotules criaient misère. Il fallait au plus vite que je sache quoi faire pour revenir sur Paris, prendre un bain aux huiles essentielles et m'affaler sur mon canapé. En espérant qu'ils ne se chamailleraient pas devant le petit écran.

 

Avec les ombres qui rampaient pour envahir la pièce, de sombres appréhensions envahirent mon esprit. Je recollais mes neurones pour envisager toutes les éventualités. Etions-nous logés, par une sotte imprudence, dans une Auberge rouge septentrionale ?

Il revint. Je devenais paranoïaque. Je l'imaginais rentrer d'une réunion où une assemblée secrète, après qu'elle eut invoqué les ancêtres, s'interrogeât des dispositions à prendre pour se débarrasser de nous. Sur son visage, je notai de la contrariété. Quand il avança de deux pas pour nous saluer et prendre connaissance du déroulement de notre après-midi, il souriait. Sa bipolarité supposée ne tenait qu'au jeu des chandelles qui s'exerçaient à m'effrayer de leur âme ténébreuse.

 

Il se montra agréable, je le soupçonnai onctueux pour mieux nous planter. Il nous invita à reprendre, après que lui-même se dit rassasié, du ragoût. La ciguë allait-elle nous amener à rejoindre les mânes ? Il avait fait préparer trois chambres. Diviser pou mieux nous assassiner.

Pourtant, à la veillée, toute la famille nous rejoint. On me posa des nouvelles très innocentes du royaume de France. On alla chercher la Bible. Je ne perçus pas de prosélytisme et aucune parabole mortifère dans la lecture des proverbes, Appel de la Sagesse, Confiance en Dieu et Conseils d'un père. Je me laissai bercer par la douce voix de la mère qui, de temps à autre, me ramenait à la vie en soulignant un passage qui lui semblait important.

L'heure du coucher approcha. On se souhaita une bonne nuit. Arthur fut à deux octaves de faire une bévue. Il ravala son bonsoir dans une sorte de grognement qui émut nos hôtes de son effort désespéré de les remercier.

 

En me couchant, je réfléchis de longues minutes. Ils étaient les mêmes, tels que je les vis, trois ans plus tard. Si dans leur veine coulait un sang mauvais, se pouvait-il qu'il se fût délayé au cours de toutes ces générations qui nous séparaient des fiers Sicambres ?

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