La vie de bureau
Célestine Tichit
Les cadres les plus consciencieux ou les plus indifférents à leur vie de famille venaient de remonter l'avenue et de disparaître dans le métro. L'immeuble était enfin vide. Issei se redressa, quitta son poste d'observation au cinquième étage. Il tira une dernière bouffée de cigarette, écrasa son mégot dans le cendrier de porcelaine posé sur l'épaisse corniche de pierre, retrouva la chaleur de son bureau, referma avec soin la porte-fenêtre derrière lui. Une fois à l'intérieur, il se cala dans le fauteuil de cuir gris, ôta ses mocassins et les rangea méticuleusement au pied du bureau. Les chaussettes suivirent, roulées en boule.
Les orteils solidement ancrés dans la moquette et malaxant l'épaisse laine de couleur crème, il écoutait les bruits de Paris dans la pénombre. Le Four Seasons, en face, déjà illuminé pour Noël, éclairait faiblement la pièce, en concurrence avec les décorations lumineuses de l'avenue. Il marqua une pause avant de rallumer sa lampe de bureau, dévissa avec gourmandise le capuchon de son plume et ouvrit son agenda.
Le téléphone glouglouta à sa droite. Issei fut surpris et légèrement agacé par ce bruit inconnu : son assistante, Fleur, avait une fois de plus pris l'initiative d'en changer la sonnerie. Elle était adepte des vibrations thérapeutiques par téléphone, une lubie qui durait depuis un an et avec laquelle elle pensait lui faire plaisir parce que c'était un gadget japonais, rapporté d'une de leurs visites au siège tokyoïte. La mode des sonneries sensées soigner le rhume des foins, la migraine et le mal de dos avait déferlé au Japon en 2014 et s'était évanouie aussi vite. Mais Fleur continuait de penser que cette petite fantaisie débouchait les sinus de son patron avec une puissance atavique dont elle voulait le faire bénéficier. Il la laissait faire parce que ses petites étrangetés étaient très exotiques, exubérantes, et qu'il adorait ça. Fleur était une ravissante jeune femme brune, dynamique et enjouée tant qu'on ne touchait pas à ses RTT. Elle arrosait une collection de plantes plus ou moins rachitiques une fois par semaine, mettait en évidence sur son bureau un gros morceau de quartz rose qui prétendait lui apporter calme et sérénité, une sucette géante autant qu'opalescente qu'elle appelait lampe de luminothérapie, et ses tiroirs regorgeaient de gélules, tisanes et sachets de plantes pour tous maux de bureau. En cinq ans, elle avait converti la moitié de ces parisiens adeptes de la cure Guronzan – caféine aux vertus du ginseng.
Issei souleva l'appareil obstiné. La voix de Fleur se fit entendre à la fois dans le combiné et dans le bureau voisin, à travers la fine cloison.
- Issei ? Je suis désolée de vous déranger, j'ai vu que vous étiez toujours là et j'aurais aimé que nous bouclions le dossier Danzu ce soir, si vous le voulez bien, il n'y en a que pour quelques minutes…
Issei pensa à ses orteils dénudés, à l'odeur de tabac qui flottait certainement autour de lui et se sentit comme un gamin pris en flagrant délit. Depuis son arrivée à Paris comme directeur des opérations, il avait assimilé un certain nombre de règles de savoir-vivre à la française mais en cernait encore mal les limites. Par exemple, il avait souvent vu Fleur enlever ses escarpins sous son bureau, et ce qui lui aurait semblé un comportement des plus incongrus à Tokyo devenait ici un geste charmant, comme si son assistante et lui étaient devenus à ce point intimes qu'elle puisse se déchausser comme elle le ferait à la maison.
Cela n'empêchait pas son trouble. Issei ne pouvait, dans ces cas-là, s'empêcher de glisser un regard sur les ongles laqués de rouge, voilés le plus souvent d'un collant noir nacré. Fleur avait de petits pieds, des chevilles fines qui donnaient irrésistiblement envie de les prendre dans la main ou de les presser contre sa joue, dans ses pensées les plus irrévérencieuses.
Il décida donc que lui aussi pouvait se laisser aller à quelques privautés, d'autant plus qu'ils étaient seuls ce soir et que l'étrangeté du comportement de Fleur, en de si nombreuses circonstances, semblait autoriser un léger décalage avec ce qui lui aurait semblé approprié. Il invita donc la jeune femme à le rejoindre dans son bureau.
Fleur entra, à son habitude, comme une ondée printanière. Rafraîchissante et vive, elle vint se poster, sourire aux lèvres, son lourd dossier à la main, aux côtés de son patron.
Sous le bureau, la vue des mocassins, des sages chaussettes de fil, puis enfin des pieds noueux, à la fois secs et délicats, émergeants du pantalon noir pour se fondre dans le moelleux de la moquette claire, la fit tressaillir. Issei se retint de suivre son regard, soudainement gêné. Il se sentit rougir, à sa grande honte. Il perçut le trouble de Fleur à sa voix inhabituellement rauque, qu'elle s'empressa d'éclaircir en toussotant.
- Issei, je me permets de vous féliciter, vous avez raison de vous mettre à l'aise. Moi-même, j'ai du mal à supporter les chaussures toute la journée, vous savez. J'essaye d'être discrète, mais il m'arrive de les enlever assez souvent.
- Oui Fleur, j'ai bien remarqué… A mon tour, permettez-moi de vous dire que la vue de vos pieds est assez… réjouissante. Je veux dire… Vous avez de très jolis pieds, ce serait dommage de les abîmer… Prenez-en soin…
Qu'était-il en train de faire ? Issei se sentait mal brusquement. L'atmosphère lui semblait soudain très intime, très privée. A la faible lueur de la lampe de bureau, les boiseries claires ressemblaient à celles de son salon, et le bras de Fleur lui parut soudain terriblement proche, à portée de sa main, qu'il posa délicatement sur la mousseline de son chemisier.
- Pardonnez-moi, je… je ne voulais pas…
Fleur restait interdite, troublée. Au grand étonnement d'Issei, elle finit par poser son dossier sur le bureau, tira un fauteuil près du sien et, tout bas, lui chuchota :
- Issei, donnez-moi votre pied, s'il vous plaît.
Il la regarda, interloqué, pétrifié à l'idée d'avoir mal compris la requête. Fleur accompagna alors sa demande d'un geste explicite, le fit pivoter vers elle et saisit son pied droit, qu'elle posa sur ses genoux.
- Allez-y, détendez-vous. Je vous en prie. Fermez les yeux, je vais vous faire un massage léger qui va vous faire du bien. Je dois vous avouer : j'adore les pieds. Et les vôtres, là, sortis de leurs mocassins, ils ont l'air si perdus, si fragiles, qu'on ne peut pas s'empêcher de les rassurer…
Fleur avait déjà joint le geste à la parole. D'une main caressante, elle enveloppait le talon d'Issei, glissait sous sa plante et revenait attraper sa cheville. Il vacilla, happé par le cadeau qui lui était fait. La paume fraîche de Fleur assiégeait ses nerfs et anéantissait sa volonté. Il ferma les yeux et laissa la volupté l'envahir. Les doigts roulaient maintenant sur la malléole et remontaient par moment le long de sa jambe. Il tentait vainement de résister aux frissons qui le parcouraient. Lorsqu'elle abandonna sa cheville pour parcourir la peau transparente du dos de son pied, puis saisir entre le pouce et l'index la chair tendre entre ses orteils, son excitation était à son comble. Elle prenait son temps. Patiemment, fermement, Fleur encerclait chaque orteil, émouvait chaque centimètre de peau et l'envoûtait par ses caresses. Il ne ressentait pas d'impatience ; au contraire, il savourait chaque flambée de fièvre et se laissait bercer par le sortilège des mains adroites. Il sursauta lorsqu'elle lui murmura à l'oreille :
- L'autre, s'il vous plaît ?
Le deuxième pied, dont il n'avait plus eu conscience jusque-là, se réveillait également sous les assauts enveloppants de la jeune femme. Curieusement, malgré le désir qu'elle suscitait par ses soins, il se sentait touché, ému par cette marque d'attention, plus que fiévreux et enflammé. Elle avait les mains bienveillantes, voilà le qualificatif qui lui venait à l'esprit. Il les sentait courir, presser, titiller et réveiller chaque parcelle de son corps qu'elles parcouraient, créant la surprise à chaque seconde pour lui suggérer que la suivante serait plus belle encore.
Déjà pourtant, elle posait fermement ses deux mains à plat, enveloppant son pied, pour lui signifier la fin du voyage.
Il entrouvrit les yeux, pour découvrir son sourire tendre, franc, pleinement attentionné. Elle l'interrogeait du regard, cherchant s'il avait été sensible à son attention. Chaviré, le cœur enflammé, il entendit à peine, tant le sang pulsait à son oreille, son chuchotement :
- Issei, je vous souhaite un très bon, un merveilleux Noël… Nous nous occuperons du dossier Danzu demain matin, si vous le voulez bien. Bonne soirée !