La vie des autres

bey

Vous êtes-vous déjà promené dans votre quartier, en scrutant les maisons, et en vous demandant quel genre de vie se cache à l'intérieur ? Avez-vous déjà observé les passants et imaginé leur histoire ? C'est un exercice particulier, surtout lorsqu'on en ressent ce profond sentiment de nostalgie comme cela peut m'arriver. Mais c'est divertissant. Ça porte à réfléchir. J'aime bien m'arrêter un moment et réaliser qu'il y a plusieurs milliards d'histoires comme la mienne. Plusieurs milliards de vies, avec leurs moments préférés, leur année la plus chanceuse, leurs rêves inachevés, leurs déceptions irrécupérables. Ça ouvre l'appétit, réaliser tous ces chemins de vie qui se déroulent en ce moment même, sur la même planète que moi. Et, surtout, ça me divertit quand je prends une marche.

Mon quartier se situe juste à côté du centre-ville sans vraiment en faire partie. Ça a l'avantage de rester calme, tout en regorgeant de gens fascinants et de vies agitées.  À peine sorti sur ma rue et je contemple déjà les environs. J'examine la maison jaune, qui doit probablement être la plus ancienne du coin. J'y imagine un couple de quinquagénaires, installé depuis une trentaine d'années. Le fils parti, ils réapprennent à vivre leur liberté retrouvée. Ou il peut s'agir d'un héritage fraîchement récolté, et un jeune adulte encore puceau de la vie s'installe dans la maison de sa grand-mère sans vraiment savoir quoi en faire. Juste à côté, j'aperçois la maison voisine, un panier de basket dans leur stationnement. C'est possiblement le premier panier à recevoir le ballon du fils unique des propriétaires. Celui où il a réussi son premier lancer. Celui-là même où il a joué avec la voisine d'en face, une  rouquine timide, qu'il ne connaissait pas à l'époque, mais avec qui il a développé une solide amitié. Il peut être comme moi, aussi, et détester le sport. Le panier s'impose comme un constant rappel du pire Noël de sa vie. Le noël où ses parents ont préféré le décevoir plutôt que de lui acheter la Play Station tant convoitée. 

Ça ne me prend jamais plus de cinq minutes avant de déboucher dans le parc. Un beau grand parc, avec plusieurs feuillus imposants, un terrain de tennis, des modules pour les enfants. Là, mon imagination peut se déployer à volonté. Il y a toujours quelqu'un. Il y a toujours une rencontre, et même, la plupart du temps, nouvelle. Aujourd'hui, à cette heure, je ne vois qu'un vieil homme, assis sur le banc. Il contemple l'absence d'enfant, les yeux rivés sur le carré de sable. Je l'imagine pris de nostalgie, du temps où il savait encore s'amuser. Du temps où il a brisé la fenêtre de sa tante, avec son cadet de cousin, lorsqu'ils se demandaient à quelle distance ils pourraient lancer cette roche. Où peut être qu'il profite de son seul moment de répit, avant qu'il retourne auprès de sa femme démente, qui a encore mis le grille-pain dans le four, et qui le presse de s'habiller pour ne pas arriver en retard au travail qu'il a quitté depuis vingt ans. Je me prends même à fabuler qu'il vient d'ingurgiter tout son cachet de pilule, et se rappelle les beaux moments de sa vie, bercé par la caresse du vent, jusqu'à son dernier souffle à lui. Quoi qu'il en soit, il me regarde, maintenant. Un regard légèrement mal à l'aise. C'est que sans m'en rendre compte, je le fixais, immobile, le sourire niais au visage. Je vois ses yeux descendre jusqu'au bleu sur mon coude. D'un salut de la tête maladroit, je continue ma route, la main sur le bras. Rêvasser c'est bien, mais je devrais faire attention à ne pas trop m'éloigner du présent, tout de même.

Je marche sur la rue Desperdrix.  J'ai toujours adoré cette rue. Un silence accueillant, une haie d'honneur d'arbres fidèles, un plafond de feuille rassurant. Les maisons sont coquettes, chaleureuses. J'aperçois une femme corpulente qui tond sa pelouse, la sueur au front et l'exaspération au visage. C'est la tâche hebdomadaire, répétitive et si épuisante qui l'assomme. À moins que ce ne soit la paresse de son mari, qui écoute son baseball depuis le réveil pendant qu'elle travaille d'arrache-pied sur le terrain, qui la tue à petit feu. Ou bien c'est la fin de plus en plus proche de sa tâche, fin qui la replongera dans les ruminations sur l'état de santé de sa mère, qui l'affecte autant. Je retourne mon attention sur la route, et je manque de justesse de renverser une mère qui passe avec son poupon dans le carrosse. Elle me fait un sourire amusé devant ma pirouette grotesque. Une femme aimable, tout de même. Plusieurs m'auraient regardé du mauvais œil devant la menace que j'ai failli représenter pour leur enfant. Est-ce une adepte du yoga ?  Ou ne tient-elle tout simplement pas tant que ça à son enfant ? La femme continue d'avancer et je la vois plisser le nez lorsqu'elle se trouve juste à mes côtés. Mon odeur l'a surprise. Cela reste subtil, cependant. Elle n'a rien voulu laisser paraître.
 
Je tourne le coin, puis un autre et je suis revenu sur ma rue. Une courte marche. Toujours. Mais ça fait du bien. Ça me change les idées. Je m'arrête devant ma maison. Une belle jumelée blanche, au toit bleuté. La pelouse n'a probablement pas été faite depuis quelques semaines, mais j'ai enlevé les pissenlits ce matin même. Je ferai le reste demain, si l'envie me prend. J'entre, et je trouve une nouvelle femme, à genou dans le salon. Elle savoure le gland de mon père, confortablement étalé sur le divan. Un film de Kung Fu joue à plein volume sur notre télévision plasma. Sans trop les déranger, je m'installe dans la cuisine. Je manque de trébucher sur notre bulldog, qui me bave, au passage, toute son affection sur la jambe. J'ouvre l'une des cannes de conserve gisant entre l'amas de bouteilles vides. Tout en buvant la crème de champignon, je m'amuse à espionner les quelques fourmis, apparues à la levée de mon lunch. Ma tête est encore coincée entre les peut-être et les qui sait. Je me rappelle la maison jaune, le panier de basket, le vieux monsieur, la grosse femme, la mère et son enfant. Je me demande ce qu'ils s'imaginent, eux, quand ils passent devant ma maison.

  • Je me suis laissée charmer par ce beau texte, j'ai déambulé avec vous dans vos rues, croisé les gens. Je regarde parfois les fenêtres, quelle vie palpite là ?... comme je regarde les gens que je croise en me posant des questions sur leur cheminement...
    Par contre, je ne m'attendais certes pas à la fin ! Bravo, c'était bien amené !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Mon Dieu, je viens de réaliser qu'on peut répondre aux commentaires ! Merci, ça me touche beaucoup, surtout si j’ai pu connecter avec vous sur ces fantasmes du quotidien. En plus, j’ai failli changer cette fin, suite aux commentaires négatifs que j’ai eus avant la publication sur ce site. Vous me réconfortez dans mon choix de l’avoir gardé !

      · Il y a plus de 7 ans ·
      The truth!

      bey

    • Ah ! Oui, vous avez bien fait ! De toute façon, il y aura toujours des gens pour s'offusquer ! Bonne continuation à vous pour continuer à nous étonner !

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Louve blanche

      Louve

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