La vieille

Matthias Claeys

Une vieille qui fait la gueule dans ses vêtements de couleur, parce que les gens sont tous des cons.

Tu sais comment on m'appelle ?

On m'appelle la vieille en couleur. Tu pourrais croire que c'est sympa, mais non. Rien du tout. C'est dit avec un air de dégoût dans la bouche, la gueule de quelqu'un qui mâche une fraise gâtée. Quand je me promène, quand je fait une putain de promenade, on regarde mes vêtements. Je sais qu'on regarde mes vêtements...

Tu sais quoi ? Non ? Bah tu vas le savoir, pas plus tard que maintenant : aujourd'hui je n'ai pas de chaussettes. Je n'ai pas de chaussettes, non, tu me diras qu'on s'en fout, et je serai pas loin d'être d'accord avec toi, mais ce dont on ne peut pas se foutre, c'est que personne au monde ne peut se douter de ça.

Les gens c'est rien qu'une bande de cons répugnants.

La bouchère... Tout à l'heure, la bouchère, elle m'a fait une réflexion.

Salope.

Oh bah vous êtes bien rose aujourd'hui Madame, qu'elle m'a lancé, avec son sourire de circonstance. Y avait rien que de la connerie dans ses yeux.

Ouais ça fait parler les truies, que je lui ai dit.

Elle a rangé son sourire de circonstance, elle m'a servi mon carré d'agneau, et pour sûr elle a plus moufeté.

Le rose c'est joli.

Quand j'étais petite, tout était en noir et blanc, terne et morose, pas un mot plus haut que l'autre, jamais. Mes parents détestaient la couleur, alors le jour qui m'a vue partir de leur maison, j'étais bien contente. Sales vieux cons, que je leur ai dit, sales vieux cons que je leur ai dit à chaque fois que je les voyais et qu'ils me faisaient une réflexion, parce que mes parents, c'était bien le genre à faire des réflexions tout le temps. Une fois, ils sont venus me voir chez moi, ils ont fait une réflexion et je les ai foutu à la porte, ils ont eu un accident de bagnole. À l'enterrement j'étais en vert et jaune.

Les gens sont moches. J'ai pas fait de gosses je sais bien qu'au bout d'un moment ils m'auraient débecté, je le sais, ça l'a fait avec mon mari et mon troisième chien. Ils disent tous que je me lasse, mais non c'est pas ça c'est juste qu'au bout d'un moment je me rends compte que les gens sont laids. Les chiens aussi. Y a que les couleurs qui sont belles, tant qu'elles s'affadissent pas. Une couleur fade ça me fout le bourdon, je collerais des beignes.

C'est un fardeau d'avoir une vision si accrue des choses, tu sais.

J'aimerais bien être gourde. Une grosse truie gourde et gauche. Une bouchère. Les bouchères sont peut-être laides, fades et connes, mais au moins elles le savent pas. Elles ont leur sourire de circonstance et leur vide dans les yeux, et tout ce qu'elles sont leur convient bien. Elles ne se rendent pas compte, alors ça va pour elles. Une bouchère, ça peut pas être triste.

J'aime pas mettre des chaussettes j'ai les pieds qui bouillent. Les bottes avec les pieds nus dedans, ça me fait marrer. Je me marre dedans, dehors on croit que je fais la gueule, ça me fait encore plus marrer de me dire que cette bande de gros cons se dit que je suis une vieille aigrie en rose. Parce qu'ils se douteront jamais que la vieille elle a pas de chaussettes et elle se marre.

J'emmerde les cons.

Quand je suis sortie de la boucherie, je les ai vus, tous, à travers la vitrine : ils disaient du mal. Des poules mouillées. Ça caquète, mais ça laisse les bouchères dans la merde.

Tous pourris.

Faut que je sorte à Père Lachaise j'ai plus d'acrylique. J'ai toujours peint à l'acrylique, ça pardonne pas. Tu te goures, t'as plus qu'à refaire, tant pis pour ta pomme, et si tu te tâches, t'as plus qu'à jeter. Y en a qui peignent en tablier moi je peins toujours avec ma robe mauve et jaune qui m'a coûté un bras, j'aime le challenge.

Je me respecte moi.

Je fais pas dans le figuratif, ça m'emmerde, l'abstrait c'est comme l'acrylique ça pardonne pas. Ça peut pas juste être joli.

Tu vois, la peinture, c'est comme les chaussettes, ça viendrait à l'idée de personne. Quand je serai morte, ils vont tous tomber sur le cul quand ils verront dans quoi la vieille aigrie elle vit. Chez moi y a que de la lumière et des tableaux sur les murs. Chez moi c'est très beau. Ça me fera marrer de voir leurs tronches.

Peut-être que je brûlerai tout avant, juste pour le plaisir. De toutes façons même si je leur laissais une note explicatives ils ne me comprendraient pas, parce que les cons de cette espèce ça ne fait que juger et jalouser. C'est que de la boue, des gouttes de boue qui s'agglomèrent et faut de sacrées bottes pour réussir à se hisser en dehors. Moi, j'ai eu de la chance, j'ai toujours eu de la volonté et de sacrées bottes. À moins que ce soit une question de volonté...

Putain, y a une mioche qui me regarde, je vais me la faire...


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