La vieille de la Gare du Nord
kitty95
La vieille de la Gare du Nord
« La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin au réveil, on s'aperçoit que tout est blanc. »
Jules Renard
Chaque matin, je descends l’escalator, gare du Nord, pour rejoindre la ligne de métro qui me conduit à mon travail. Depuis deux bonnes semaines, j’aperçois une pauvre vieille qui mendie au détour d’un couloir, couverte de haillons, la peau parcheminée, striée de minuscules rides. Munie d’une chaise pliante, elle s’installe toujours au même endroit. Son visage n’exprime rien. Il demeure figé, comme son regard qui semble fixer un point loin devant elle. Une petite coupelle déposée au sol attend l’aumône. Lorsqu’une pièce tinte au contact de la sébile, elle se baisse, la ramasse et la fourre prestement dans sa poche avant de reprendre la pause. J’ai remarqué qu’elle ne dit jamais merci. Elle ne tourne même pas la tête. « Quelle ingrate ! » ai-je un jour entendu de la part d’un voyageur.
Chaque matin, je suis d’humeur maussade en songeant à ce qui m’attend à mon travail. Les mêmes visages tristes, les mêmes tâches, les mêmes remarques désobligeantes lorsque des erreurs sont commises. 35 heures par semaine à ce régime pour encore plus de 10 ans… l’idée me désespère. Curieusement, je me suis habituée à la vieille dans le métro. D’une certaine manière, depuis qu’elle s’est installée à cet endroit, elle remplit ma journée. Elle lui donne un sens. Je pense à elle durant tout le trajet. Plusieurs fois par jour, son image s’impose à moi. Je lui fabrique une vie bien différente de celle qu’elle expose. Je lui invente un passé, des enfants, une famille. Chaque matin, je ralentis le pas pour la voir le plus longtemps possible, pour mieux l’observer. Pourtant, elle paraît inexistante aux yeux de tous. Rares sont les personnes qui lui donnent une petite pièce. Certains - comme moi - l’ont probablement fait une fois, deux fois… Il faut dire que ce passage est essentiellement fréquenté par des habitués auxquels se mêlent parfois des touristes. Chaque matin, je ressens une pointe d’angoisse lorsque j’aborde le couloir où se tient la vieille. J’ai peur qu’elle ne soit plus là. Je la voudrais éternelle, immuable. Elle est devenue mon point d’ancrage. Je sais, c’est égoïste de ma part. Comment puis-je souhaiter à cette pauvre vieille de moisir dans le métro ? Pourtant, c’est un fait : je veux que rien ne change.
Ce matin, je suis en retard. Je cours, bouscule les passagers, dévale l’escalator. Pourquoi mon train de banlieue s’est-il immobilisé pendant plus d’une demi-heure en pleine voie ? M’a-t-elle attendue ? Sait-elle que sans elle, je n’aurai plus la force d’aller travailler ? Vite, je m’engage dans le couloir… Elle a disparu. Je m’alarme, je m’affole, je regarde autour de moi. Rien. Elle est partie. Pour toujours, je le sens. C’est ma faute : je n’ai pas honoré notre rendez-vous. Désespérée, je me laisse glisser au sol, à l’endroit même où elle se tenait. A mes pieds git la coupelle vide de la vieille. Je replie mes jambes, les serre entre mes bras et pose la tête sur mes genoux. C’est alors qu’une voix rocailleuse m’interpelle : « Hé, bouge-toi de là, c’est ma place ! » Je lève les yeux et croise le regard furieux de la vieille. En un bond, je suis debout, profère quelques excuses et pars à reculons. La vieille est revenue, je peux reprendre le cours de mon existence…