La visite
Marine Samzun
« Je serai là vers 13h30. Allez, 45, pour vous laisser le temps. »
C'était le premier jour de l'été, et le ciel n'avait pas l'air de réaliser : il restait obstinément gris, couvert, venteux, humide. La mer était opaque, tempétueuse, pleine de rouleaux.
J'avais mis un peu d'ordre dans l'appartement : affaires personnelles rangées, vaisselle lavée, lits refaits. Il prenait déjà une autre teinte, semblait légèrement dépersonnalisé, prêt à être « diagnostiquer ». Comme une maladie. Comme un virus. Comme une mauvaise nouvelle.
Il est arrivé un peu après 45, il avait eu du mal à trouver. « On m'a dit entre rue St Jean et Opale Beach, c'est pas très précis comme indication ! » a-t-il déclaré d'une voix énergique, entrant d'un pas décidé et plutôt guilleret dans l'appartement, déflorant son intimité, piétinant ma fatalité.
Je lui ai proposé du café. « Oh oui, un bon kawa, je dis pas non ». Sans dire un mot, je lui ai déposé la tasse fumante et le sucre sur la table. Puis, je suis allée faire l'occupée dans la cuisine, dans la chambre, tournant en rond comme un chien à qui on a retiré son os à moelle. Je vaquais à des activités imaginaires, pour me construire une contenance et tenter de ne pas assister, impuissante, à l'évaluation rationnelle d'une partie de mon coeur.
Il continuait de me parler, avec son ton jovial et un brin dédramatisant, pour faire la conversation. « Ca fait longtemps que vous l'avez cet appartement ? » « Oh vous savez, l'immobilier ici ça va ça vient. » « Moi, je fais de tout : les maisons à 1 million d'euros comme les locations sordides. Il y a des endroits vous savez, c'est triste… » J'écoutais d'une oreille, satisfaite de ne plus avoir à faire semblant de m'occuper, soulagée de pouvoir me raccrocher à cette discussion banale, alors qu'un vide se creusait lentement en moi. Tout en bavardant, il traversait l'appartement de long en large, mesurant, photographiant, dessinant, calculant, inscrivant tout sur sa tablette tactile, tel un médecin pour un check-up. Rien n'échappait à ses gestes rodés de professionnel.
Sa présence aiguisait mon malaise, me faisait ressentir cette réalité froide, objective, rationnelle : la porte de cet appartement s'était irréversiblement ouverte à l'inconnu, à l'étranger, au dehors du familier. Ce n'était déjà plus exclusivement notre chez-nous, notre recoin familier et immuable, ce modèle de stabilité, de continuité, dans lequel il est bon de se nicher quelles que soient les tempêtes au-dehors. Cet endroit dont chaque centimètre carré était inscrit dans notre ADN allait désormais être déballé aux quatre vents.
Sonnerie à la porte : un autre étranger allait franchir le seuil. C'était l'agent immobilier, toutes dents dehors, qui posait sur mes souvenirs un regard de prédateur, de vainqueur. Comme si chaque chose prenait instantanément une valeur monétaire, une projection de prime, et perdait à mes yeux son exclusive valeur sentimentale. Elle devenait ordinaire, normale, commercialisable, échangeable. Déshabillée de son histoire, dépouillée de sa mémoire, elle perdait son aura, sa signification, sa raison d'être.
Je faisais la visite, avec un mélange de dégoût, de fierté et d'étonnement. Etais-je réellement en train de dévoiler mes souvenirs, mon intime, à cette calculatrice ambulante ? A ce faiseur d'argent ? A celui qui tuera en moi les restes de mon enfance ?
« Un beau volume » , c'est ainsi qu'il conclut la visite, plaquant une étiquette indélébile et accrocheuse sur cette partie de moi. Le diagnostic était posé, la radiographie effectuée. Chirurgicalement, sans sentiment. Sur un ton confiant, il voulut me rassurer : « De toute façon, ça sera vendu ! » Le crime était prémédité, ne restait plus qu'à attendre, au milieu des ruines de mon passé.
On s'attache en effet à une maison, un appartement, même un en location. C'est toujours très difficile d'en quitter les murs car même les murs retiennent notre histoire.
· Il y a plus de 8 ans ·Très beau texte !
Louve
Très réussi ! Très vrai et bien raconté !
· Il y a plus de 8 ans ·Ana Lisa Sorano
Joli texte, et en effet, c'est dur de quitter sa maison...
· Il y a plus de 8 ans ·Coline