LA VOIE D'UNE RECONNAISSANCE

Lydia Tabary

I. SYNOPSIS

TITRE : LA VOIE D’UNE RECONNAISSANCE

Épisode 1 : Lysia, son fils Tristan et son petit-fils Yanis partent en Ardèche. Un imprévu : Shahnaz, amie de Yanis, les accompagne. Après un déjeuner tendu, Tristan disparaît. Dans la voiture, un message sibyllin dont un numéro de téléphone. Est-ce celui de Parisa, mère de Shahnaz ? Une piste à suivre ?

Épisode 2 : Le répondeur livre un numéro à Venise où joindre, en cas d’urgence, Parviz : oncle de Shahnaz et amant de Tristan. Les enfants inquiets révèlent que la mère et l’oncle de la petite ont fui l’Iran. Lysia les emmène à Venise où un homme grisonnant les suit. Qui est-il et que veut-il ? 

Épisode 3 : L’homme prétend être le grand-père de Shahnaz et promet de dénoncer Tristan comme dealer, si Parisa et sa fille ne rentrent pas en Iran. Lysia et les enfants s’interrogent : où est le vrai problème ? Les pressions familiales ou le trafic de drogue ? En quoi Tristan est-il concerné ?

Épisode 4 : Lysia découvre les multiples personnalités de son fils qui semble doublement impliqué. Parviz, qu’elle rencontre, a peur. Il lui confie que Parisa et Tristan, menacés, sont à Montpellier pour l’enterrement d’un ami, Arash. Paranoïa collective ou danger réel ? Comment échapper à la filature ?

Épisode 5 : Craignant l’enlèvement de Shahnaz, Lysia vend la R5. Ils prennent le train incognito jusqu’à Montélimar où elle loue une voiture. En arrivant au gite, elle apprend qu’un étranger les a invités à l’enterrement d’Arash. Est-ce un piège ? Un appel à l’aide ? À qui confier les enfants ?

Épisode 6 : Connu de voisins, Arash, alcoolique et dealer, serait un beau-frère de Parisa. Lysia laisse les petits chez des amis gardois et file aux obsèques. Suicide et assassinat sont évoqués. Tristan l’enjoint de repartir, elle refuse. Comment et pourquoi Arash est-il mort ? Tristan est-il là par amitié ou intérêt ?

Épisode 7 : Autopsie et enquête confirment un suicide. L’homme de Venise est présent, effondré. Après la cérémonie, Lysia interroge son fils. Arash, frère de Saman le défunt mari de Parisa, s’est jeté dans le vide. Tristan avoue avoir dealé avec lui depuis son chômage. Qui est responsable de cette dérive ?

Épisode 8 : Retour en Ardèche avec Parisa. Les cinq, adultes et enfants, déroulent l’écheveau des événements qui les ont modelés tout en générant des failles entre les générations et des ruptures familiales. Le grand-père iranien et son frère débarquent pour parler à Shahnaz. Que va-t-il se passer ?

Épisode 9 : Méfiante, Lysia exige un entretien préalable pour les recevoir. Ils lui racontent l’histoire de Saman et Parisa, puis celle d’Arash et Parviz. Le décès de ses deux fils pousse le grand-père à renouer avec sa bru et sa petite-fille. La rancune et les différences culturelles feront-elles obstacle au dialogue ?

Épisode 10 : Tristan a rompu avec Parviz pour vivre avec Parisa. Tous deux acceptent de les voir. Lysia les invite à dîner. Shahnaz et Yanis enragent : ils ont le sentiment d’avoir été grugés. Sans qu’une entière réconciliation ne se profile, cette impensable rencontre ouvre la voie d’une reconnaissance. 


II. LA VOIE D’UNE RECONNAISSANCE  (roman) 

1. Le fauteuil relaxant

     Dès le départ, le soleil agressait les vitres. Si Lysia s’était sentie libre d’agir à sa guise, elle aurait ouvert sa fenêtre en grand pour que l’air balaie l’âcre odeur des corps ensommeillés. Mais c’était son fils Tristan qui menait la barque et, dans la famille, tel un chef de meute, le conducteur décidait.
     Récemment, pour le rendre plus autonome, elle lui avait donné la R5 de son père, décédé en janvier : une voiture de 1989 en très bon état, dont le compteur affichait moins de 120000 km. C’était le seul véhicule dont elle disposait, mais il lui avait semblé normal de le lui offrir. Au quotidien, ça ne la privait pas beaucoup : le métro et le train lui suffisaient.
     Maintenant qu’ils roulent sur la A666, c’est différent : elle regrette presque sa largesse. Comme à chaque fois qu’elle prend l’autoroute en tant que passagère, l’angoisse la submerge. Elle a l’impression d’être privée du contrôle de sa vie. Que tout peut arriver. Tout, c’est évidemment le pire : les tôles froissées et les corps ensanglantés. Elle n’a pas osé dire qu’elle voulait conduire, même au petit déjeuner. Depuis quatre heures, pétrie d’anxiété, elle rumine en fermant les yeux dans l’espoir de s’absenter.
     - Lysia, tu pourrais dire à papa de s’arrêter ? Ça fait deux fois que je le lui demande mais il ne m’écoute pas. J’en ai marre de rouler. J’ai faim.
     Il sera bientôt treize heures. La chaleur est accablante et la clim inexistante. C’est Yanis, son petit fils de douze ans qui vient de l’interpeler. Elle ne répond pas. Sans savoir pourquoi, sa question l’indispose : quand on se sent dépossédé de sa vie, on est dénué d’initiative. Elle joue la sourde oreille : c’est facile avec la voix de Paolo Conte qui lutte au sein de l’habitacle contre le grondement incessant de la circulation. Seule, elle aurait écouté les informations sur France culture à 12 H 30, ou encore de la musique classique, mais Tristan a jugé le chanteur italien plus gai. Yanis ayant immédiatement râlé et ostensiblement ressorti son baladeur, elle n’a pas voulu contrarier l’attelage. Si depuis vingt minutes, chacun se terre dans sa cellule intime, le chauffeur semble plus décontracté : il suit le rythme en tapant des doigts sur le volant. Lysia l’observe du coin de l’œil : il est ailleurs.
     Elle se faisait une telle joie de partir avec ses deux loustics, qu’elle avait tout préparé la veille : les valises bouclées avaient passé la nuit dans l’entrée. Tôt ce matin, elle avait juste écrit quelques recommandations à ses amis espagnols auxquels elle a loué son appartement et qui devraient arriver en soirée. Un mois de vacances, avec un fils au chômage et un petit fils en plein délire de consommation, exigeait plus de disponibilités qu’elle n’en avait. La solution location s’était imposée pour le fric. Pour le reste, elle se pose encore la question : la disponibilité mentale, il va lui falloir la trouver !
     À l’origine, elle visait l’Ariège, moins prisée. Mais Tristan avait insisté pour qu’ils retournent en Ardèche où ils avaient passé de nombreuses vacances quand il était adolescent. Il voulait partager ses souvenirs avec son fils : argument convainquant ! Au dernier moment, elle avait dégoté un gite abordable dans l’un des hameaux qu’ils connaissaient, à proximité d’une rivière pleine de trous d’eau où se baigner sans craindre une quelconque pollution.
     - Tristan, excuse-moi, j’ai envie d’aller aux toilettes. Il y a un parking à deux mille mètres. Tu pourrais t’arrêter, non ?
     Cette fois, c’est Shahnaz, la copine de Yanis, qui a pris le mors aux dents en tapotant directement l’épaule de son fils. Le résultat est immédiat :
     - D’accord…d’accord ! Si Shahnaz s’y met, nous allons déjeuner. Mais je vous préviens : la dernière bouchée avalée, nous filerons d’une traite jusqu’à Privas. Nous sommes loin d’être arrivés ! soupire Tristan.
     Cette petite fille brune de dix ans n’était pas prévue au programme. Elle a de longs cheveux raides, le regard malicieux voire séducteur et un très beau visage, d’une rare mobilité. Tantôt souriante et tantôt grave, elle semble assez loquace, peu conciliante voire tyrannique, mais sa complicité avec Yanis, d’ordinaire plutôt réservé, ne fait aucun doute. Lysia a perçu à plusieurs reprises des chuchotements et des rires étouffés. Bien sûr, ce ne sont que des impressions : elle ne la connait pas. Elle se demande d’ailleurs pourquoi personne ne l’a avertie de sa présence : « Le gite est petit et, à moins que Tristan ne partage son lit avec son fils, les enfants vont devoir dormir dans la même chambre. Je sais bien qu’à cet âge-là on s’en fiche, mais pour le coup, ce ne sera pas l’intimité dont je rêvais. Sans compter qu’une bouche à nourrir de plus, ça pèse sur les finances. Je n’ai pas pu aborder la question ce matin. Les gamins sont restés cois et Tristan m’a laissé entendre qu’il n’avait pas pu abandonner Shahnaz à son sort. De quoi se questionner ! » se dit-elle in petto.
     Elle revoit le petit matin : levée à six heures tapantes, elle attendait depuis deux heures que son fils arrive avec le sien quand la sonnette avait retenti. À l’échange laconique qu’ils avaient eu par interphone, elle avait tout de suite compris que le monde dans lequel elle pensait se glisser en douceur avait été chamboulé.
     - Maman, nous sommes-là. Excuse le retard. Yanis et Shahnaz n’arrivaient pas à se réveiller.
     - Shahnaz ? Qui  est-ce ?
     - Une copine de Yanis. De l’école de musique. Je t’expliquerai plus tard. Descends donc !
     - Je viens, je viens. Dis-moi, tu ne peux pas monter une seconde pour m’aider ? J’ai pris l’ordinateur et divers bouquins… C’est lourd !
     - Putain, tu as l’ascenseur… Bon, OK, je monte.
     Il avait les traits tirés. L’embrassade fut brève et les mots comptés.
     - Deux valises et une grosse sacoche ! Pire qu’un déménagement ! C’est un semi-remorque qu’il te faudrait ! Heureusement que nous n’avons que des sacs à dos.
     Bien que surprise par ce peu d’amabilité, elle n’avait pas riposté. Il avait porté et mis les malles dans le coffre après avoir passé deux des sacs sur la banquette arrière, au grand dam et à la colère de son petit fils, toujours de mauvaise humeur avant midi. Les vacances débutaient dans la joie. Pour ne pas aggraver les choses, elle avait vite étreint les deux gamins sans faire la moindre remarque, comme si tout cela était absolument normal.
 
     L’entrée du parking se profile alors qu’ils roulent encore à 125 km/h.
     - Hé, c’est là ! s’écrie Lysia.
     - Oui, la mama, on y va.
     Elle a eu peur. Une seule pensée lui traverse l’esprit : « Je suis encore capable d’influencer le cours des choses. » 
     Yanis et Shahnaz partent en courant. Tristan ferme la voiture et jauge sa mère comme s’il avait affaire à une demeurée avant de passer un bras derrière son cou. « Il veut me parler » songe-t-elle, attendrie. Mais au moment où elle s’apprête à lui poser la question qui lui brûle les lèvres, il s’esquive sans dire un mot.
     Le lieu est ordinaire. Un grand bâtiment de deux niveaux. De larges baies vitrées. Des néons partout. C’est froid, sans âme. En vitrine, quelques peluches animalières et produits du terroir. À l’intérieur, sur la droite, des armoires vitrées au sein desquelles rancissent divers sandwichs et s’alignent des bouteilles. De l’autre côté, des étals de fringues, appareils en tout genre, livres sans intérêt et cartes routières. Entre les deux, une dite cafétéria et près de la porte, la caisse. En face, un escalier et les toilettes où elle se rend illico.
     Quand elle sort des sanitaires, il n’y a plus personne. Elle grimpe à l’étage où se trouve le restaurant. Ils sont attablés et discutent ferme à voix basse. De quoi ? Elle l’ignore. Quand elle s’installe, la conversation s’éteint.
     - Je n’ai pas voulu perdre de temps. Je t’ai commandé un « steakfritessalade » comme nous, lui déclare Tristan avec un large sourire.
     - Ah ! C’est parfait.
     En réalité, elle espérait des crudités. La viande est tendre, mais ils mastiquent avec tant d’ardeur silencieuse qu’elle se sent gênée. Elle a beau essayer de garder le cap vers le bonheur, au fond d’elle, le doute s’insinue.
     Déjà au réveil, le jour l’avait pénétrée d’une façon sournoise. Alors que les lueurs de l’aube déchiraient la nuit, son indécision avait grandi. Elle se souvient s’être précipitée sur son ordinateur pour l’emballer, renonçant du même coup à se consacrer entièrement à sa progéniture élargie. « Je n’ai rien à regretter : nous allons vivre côte à côte tous les quatre, sans atteindre à la connivence souhaitée. C’était joué d’avance ! Et ce n’est pas la petite qui est en cause ! C’est chez nous que ça cloche : manque de dialogue. Tristan est de plus en plus secret et taciturne. Bon, tout n’est pas négatif : il a gardé des amis dans le secteur, il saura se divertir. Et les petits vont bien s’amuser. En quatre semaines, ça devrait s’arranger. Pour moi, ce sera les courses et la bouffe, mais j’aurai du temps pour écrire…et je ne crains pas la solitude. »
     Un peu plus optimiste, elle entame une conversation.
     - Tu es contente Shahnaz ?
     Les grands yeux de la gamine se posent sur elle. Ils sont beaucoup plus clairs qu’elle ne le croyait. Presque verts. Ils s’embuent d’émotion et, muette, la petite baisse le nez vers son assiette. Elle reprend en s’adressant aux trois :
     - On a encore du chemin, mais nous devrions arriver assez tôt pour que vous puissiez vous rafraîchir dans la rivière. Nous dînerons au resto du camping ce soir et nous ferons les courses demain matin : j’ai pris de quoi préparer le petit déjeuner.
     - Oui, je suis heureuse de partir avec vous, répond enfin Shahnaz. Yanis m’a dit que vous aimiez bien marcher et qu’on irait aux champignons. J’adore les ceps et les girolles. L’eau aussi.
     - Tu sais, avance Tristan, il faut qu’il pleuve et qu’il fasse chaud juste après, pour que sortent les champignons. Ce n’est pas vraiment la bonne époque. Enfin, on ne sait jamais, avec un peu de chance, nous aurons peut-être un orage.
     - Y’a pas que les champignons ! s’exclame Yanis. Il y a tous les fossiles dans le calcaire ! On fera de l’escalade avec papa... Ça c’est top ! J’espère que tu as pris de bonnes chaussures !
     - Tu me prends pour une idiote ? J’ai tout pris. C’est maman qui a préparé mes affaires. Elle a l’habitude : elle savait quoi mettre.
     - Excusez-moi, dit Tristan, je vais fumer une clope.
     Lysia sait qu’il est accro au téléphone, mais là, c’est la troisième fois qu’il se lève pour fumer sur la terrasse : en plein soleil. Elle remarque qu’en tapant sur son Iphone, il ne cesse de scruter l’entrée du parking. Bien qu’intriguée par ce manège, elle profite de la situation :
     - Dis-moi Shahnaz, tu es iranienne ?
     - Non, FRANÇAISE !
     Le ton est si véhément que Lysia en est déroutée. Elle insiste pourtant :
     - Et ta mère ?
     - Parisienne. Je suis née à Créteil. Créteil, c’est Paris maintenant.
     - Depuis toujours ?
     - Quoi depuis toujours ? Ma mère ?
     - Oui… Enfin… Tes parents.
     - C’est un interrogatoire ? J’ai pas envie de parler de moi.
     - Tu sais Mamy, je voulais prendre mon violon, mais papa n’a pas voulu. C’est pour ça que j’étais en colère quand tu as amené tes valises. Comme la voiture n’est pas grande et il nous a obligés à laisser plein d’affaires.
     Manifestement, le gamin cherche à changer de sujet. Outre que Mamy n’est guère usité entre eux, il s’est composé un visage sérieux et doux à la fois qui surprend sa grand-mère.
     - Bah ! Ne t’inquiète pas. Je t’ai déjà entendu jouer et je retournerai t’écouter à la rentrée. Et toi, Shahnaz, de quel instrument joues-tu ?
     - Oh elle, c’est une spéciale ! Elle joue du tambûr, répond aussitôt Yanis.
     - Des percussions, donc ?
     - Mais non, Lysia ! Le tambûr, c’est l’ancêtre du sitar. Un instrument à cordes pincées et à long manche. C’est très beau mais pas facile. Y’a très peu de femmes qui en jouent. C’est pour ça qu’elle l’a choisi. Elle aime bien se distinguer. Avec ton ordi, tu pourras voir sur internet.
     Shahnaz hausse les épaules, visiblement agacée.
     - Ce n’est pas pour me rendre intéressante, tu dis n’importe quoi ! Maman jouait bien du sitar, avant de… Puisque c’était possible, je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas essayé : plus on commence tôt et plus on a de chances de savoir bien jouer. Moi, j’aime la musique orientale et le chant. Toi non.
     - Holà ! Inutile de vous chamailler. De toute façon, là où nous allons, il y a de multiples chants à découvrir. Vos oreilles en seront émerveillées.
     - Lesquels ? demande Shahnaz avec des yeux pétillants de curiosité.
     - Ceux des oiseaux de jour et de nuit, des crapauds, grenouilles, hérissons, rongeurs… Ceux des sangliers, chevreuils, blaireaux, renards, genettes…et de milliers d’insectes. Ceux des vaches, chèvres, ânes, chevaux, chiens, chats, volailles. Ceux des vents, arbres, rivières, cascades, montagnes. Et ceux des êtres humains qui vocalisent en s’accompagnant de divers ustensiles. Même les enfants chantent en mêlant leurs voix à celle de la nature. L’Ardèche est un orchestre infini.
     -  Et on peut les voir, les animaux qui chantent ?
     - Bien sûr, Shahnaz. Souvent on s’en approche sur la pointe des pieds pour ne pas les effaroucher. Mais on les voit et parfois, on peut même les toucher, les caresser.
     Yanis et Shahnaz se regardent. Leurs yeux rient de plaisir.
 
     Tristan revient avec deux cafés. De l’eau dégouline sur son visage. Il paraît nerveux. Ses mains tremblent quand il dépose les tasses. Il passe ses doigts dans ses cheveux mouillés.
     - Putain quelle chaleur ! C’est une étuve cette terrasse ! Je me suis mis la tête sous le robinet. Vous voulez un dessert ?
     Surpris, les enfants le regardent avec insistance, comme s’ils attendaient un signe de sa part puis, de conserve, optent pour une glace. Il leur donne cinq pièces d’un euro et leur montre l’armoire frigorifique. À peine se sont-ils éloignés qu’un kling-klong l’avertit de la réception d’un nouveau message.
     - Alors de quoi parliez-vous ? interroge-t-il tout en furetant dans sa sacoche pour le lire sans sortir l’appareil. Merde, ça se corse ! murmure-t-il pour lui-même.
     - De l’immense variété des sons ardéchois, parvient à dire Lysia qui juge préférable d’ignorer l’ultime et sibylline réflexion de son fils.
     Les petits finissent leurs glaces dans la bonne humeur. Tristan leur demande d’aller aux toilettes et de se laver les mains avant de reprendre la route. Ils s’éclipsent. Lysia pose la main sur celle de son fils :
     - Tristan, j’ai droit à quelques explications. Nous partions à trois, nous sommes quatre. La petite me semble tiraillée entre allégresse et douleur. Quelque chose la perturbe, la chagrine. Qui est-ce ? Pourquoi est-elle là ? Elle est iranienne n’est-ce pas ? Où sont ses parents ?
     - Écoute maman, tu n’as pas à t’inquiéter. Tout va bien. Je t’ai dit que je t’expliquerai, mais pas maintenant. Pas devant les enfants. C’est trop compliqué. Sa mère est une amie de longue date et je n’ai pas pu faire autrement que de lui rendre ce service. Shahnaz est adorable, tu verras. Un peu peste parfois, mais on s’habitue. Et elle s’entend très bien avec Yanis. On va se mettre au vert et ce sera parfait pour tout le monde.
     Ses prunelles balaient la clientèle du restaurant puis plongent vers le parking. Les sourcils froncés, il semble suivre une voiture des yeux. Lysia tente de deviner laquelle, sans succès.
     - Je crois que tu as besoin de repos. Tu ne voudrais pas que je conduise ? questionne-t-elle.
     - Si tu y tiens. C’est vrai que dormir me ferait le plus grand bien. Une heure ou deux. Bon, d’accord. Je suis sûr que les deux zouaves vont dormir aussi. Ils ont passé une mauvaise nuit. Tu tiendras le coup à ton âge avec cette fournaise ?
     Elle éclate de rire tant l’idée de prendre le volant la soulage.
     -  Tu te moques de moi ? Je ne sais pas si tu l’as remarqué : mes mains ne tremblent pas et je vois les entrées de parking longtemps à l’avance.
     Tristan lui sourit et l’embrasse sur le front.
     - Ouais LA MAMA, toujours pleine d’énergie !
     Yanis et Shahnaz reviennent en se contorsionnant bizarrement : un type leur a donné deux pièces pour qu’ils essaient chacun à leur tour un fauteuil relaxant.
     - Et ça fait quoi ? demande Lysia.
     - Tu n’as jamais essayé ? Vas-y, je t’alloue cinq minutes, dit Tristan. Ça te mettra en forme pour la route. C’est LA MAMA qui va conduire ! claironne-t-il aux deux autres. Bon, je file à la voiture ouvrir les vitres, sinon nous allons crever avec cette chaleur. Vous m’y rejoindrez, OK ?
     Les frimousses amusées des deux gamins la convainquent d’éprouver l’engin de torture. Ils plaisantent en imitant les secousses, puis Yanis lui montre une cabine téléphonique où un homme de dos gesticule en parlant dans une langue gutturale.
     - C’est lui qui nous a donné de l’argent. Il parle mal le français et il regardait tout le temps Shahnaz, chuchote-t-il à sa grand-mère.
     Une vague inquiétude se lit sur le visage de Lysia qui appuie sur le bouton pour stopper les mouvements cahotiques du siège.
     - Bon ! J’en ai assez d’être chahutée. Pendant que je vais aux toilettes en vitesse, courrez rejoindre Tristan : il doit cuire au soleil.
 
     Au mépris de son maquillage et de sa coiffure, elle s’est aspergé la tête. « Un vrai brasier ce parking ! » bougonne-t-elle en mettant sa main en visière pour repérer la voiture. Rien : l’emplacement où ils s’étaient garés est vide. Trente mètres plus loin, elle distingue les petits qui lui font signe. Les portières sont ouvertes, les clefs sur le démarreur et le téléphone de son fils au sol : écrasé. « Il est foutu » marmonne-t-elle en le fourrant dans son sac.
     Les enfants chantonnent. Non, ils n’ont pas vu Tristan.
     - Papa savait qu’on allait arriver, dit Yanis. Il a dû aller acheter un autre téléphone. Un, deux, trois, crie-t-il en tapant dans la paume de sa copine :  j’ai gagné !
     - Tu as triché, déclare Shahnaz, boudeuse. Puis d’un seul coup : tu sais, le type là-haut…il m’a fait penser à quelqu’un.
     - Quelqu’un que tu connais ? demande Yanis.
     - Non, sur des photos, un bonhomme qui lui ressemblait.
     - Quelles photos ? s’énerve Lysia. Ici ou ailleurs ?
     - Mais non pas ici ! Des photos anciennes, en Iran. De la famille de mon père, je crois.
     - Alors, tu es bien iranienne ?
     - D’un côté oui et de l’autre non. Je te l’ai dit : née à Paris… Française, c’est tout ! ajoute-t-elle d’un air buté.
     Lysia s’impatiente. Les mains moites, partagée entre colère et angoisse, elle tergiverse quant à la conduite à tenir. Son fils lui a déjà joué des tours pendables, mais disparaître ainsi : ça jamais !
     - Je ne comprends pas ce qu’il fabrique ! Bon, Shahnaz, tu restes ici avec moi et toi, Yanis, retourne voir si ton père ne serait pas en train de faire des emplettes. Juste un aller-retour hein !
     Le gamin s’exécute. Lui aussi, l’inquiétude le gagne. Il revient deux minutes plus tard, tout essoufflé :
     - J’ai demandé si quelqu’un avait acheté un portable. La dame m’a dit qu’un monsieur en voulait un mais, trop pressé pour attendre qu’on le serve, il a juste acheté un gros feutre bleu en jetant de la monnaie sur le comptoir.
     - Et ce monsieur ressemblait à ton père ?
     - Ben ça, j’en sais rien ! avoue Yanis penaud.
     - Bon, attendons encore un peu. Il a peut-être eu une altercation avec un excité.
     Elle ouvre le coffre. Le sac de Tristan n’a pas bougé. En s’asseyant, elle découvre au sol une boule de papier. À l’intérieur, sont tracés au feutre bleu, un numéro de téléphone dont les deux derniers chiffres sont illisibles en raison d’une déchirure, et le début d’un message en majuscules : PARTEZ SAN… Elle épelle les inscriptions d’une voix forte.
     - C’est…c’est celui de maman ! J’en étais sûre ! s’écrie Shahnaz, bouleversée. Donne ! Donne-moi le papier !

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