La vue est plus belle du haut des remparts

icescape

Ma mère me téléphone invariablement chaque dimanche à dix-huit heures pour prendre de mes nouvelles. L’appel maternel hebdomadaire s’est instauré au fil des ans comme un rituel, sans que l’on se souvienne plus vraiment pourquoi il a lieu le dimanche, et à dix-huit heures précise. Sa régularité s’est transformé en une habitude à laquelle on ne déroge jamais. Lorsque cela arrive, je m’en veux toujours un brin de louper ce coup de téléphone, et lorsqu’il tarde un peu trop, je ne peux faire autrement que de vaguement m’en inquiéter. Pourtant, malgré cette habitude désormais bien ancrée, la conversation ne dure jamais plus de quelques minutes. Je lui dis que tout va bien, c’est ce qu’elle veut croire. Elle me dit que tout va bien, c’est ce que j’espère croire. Elle me parle du temps qu’il fait la bas et je lui parle du temps qu’il fait ici. Comme si les données météorologiques pouvaient nous renseigner sur nos intempéries intérieures dont on n’ose se parler. Nous nous contentons généralement d’un bavardage volontairement insignifiant. Ce dimanche, la fin de la conversation prend un tour désagréablement familier quand elle m’annonce d’une voix mi résignée, mi désinvolte : « Ton père est à l’hôpital. Rassure toi il va bien, mais il a essayé de se jeter du haut des remparts cette semaine. »

J’assimile en silence l’information qui ne me surprend plus. C’est une phrase que j’ai déjà entendue avec toutefois quelques variantes : « Ton père est à l’hôpital. Il a pris trop de médicaments», ou alors « ton père est à l’hôpital. Il y est allé de lui même. Il avait peur de faire une connerie».

Cette fois ci, visiblement, il a choisi l’option aérienne. Plus spectaculaire j’en conviens, mais beaucoup moins discrète que les précédentes. 

Newton avait pourtant déjà tout dit sur la chute des corps mais il a quand même voulu vérifier par lui même les effets de l’attraction terrestre. Le résultat n’aurai fait que confirmer la théorie. Comme une pomme, un corps humain tombe selon une équation liée à la gravité et les deux s’écrasent de la même manière au sol, en salissant le trottoir. L’expérience menée à son terme n’aurai rien apporté de nouveau à la science, sinon le don de quelques organes. Et encore.

D’un ton neutre, je lui demande de me raconter cette nouvelle tentative. Elle s’exécute avec le même air faussement détaché que je m’applique à affecter et me raconte par le menu cette nouvelle crise dépressive venant allonger un curriculum vitae de bipolaire déjà bien fourni. En se levant ce matin la, ma mère l’a trouvé prostré dans un fauteuil, la tête enfouie dans les mains et l’angoisse chevillé au corps. Une angoisse lancinante et inexplicable qui l’a tenu éveillé toute la nuit, lui martelant l’esprit de sa rengaine assassine et l’entraînant dans un tourbillon de pensées empoisonnées. Le cocktail médicamenteux qui lui est prescrit est passé au fil du temps du statut d’aide à celui de béquille, puis à celui d’addiction nécessaire pour essayer de contenir ses tourments. Xanax, Lithium, Prozac, Valium, Ativan, Paxil, Zoloft, Thorazine, Risperdal, sont autant de médicaments aux noms à consonances exotiques, presque poétiques dont il s’est fait des amis au quotidien et sans lesquels il n’imaginerait plus vivre, ou plutôt survivre. Des amis imaginaires lui tenant compagnie pour, la plupart du temps, repousser son mal de vivre à la lisière du supportable. Mais ce jour la manifestement, ils ont été passablement impuissants. Xanax, Lithium, Prozac, Valium, Ativan, Paxil, Zoloft, Thorazine, Risperdal. Cette énumération ressemble à une litanie, une prière ésotérique psalmodiée comme un exorcisme pour les malheureux possédés par le mal diabolique que l’on nomme dépression. Xanax, Lithium, Prozac, Valium, Ativan, Paxil, Zoloft, Thorazine, Risperdal. Cette liste me fait aussi immanquablement penser à l’inventaire d’un bestiaire chimérique ou au dramatis personae des héros mythologiques d’une odyssée fantastique. J’imagine aisément l’épopée héroïque du demi dieu Xanax brandissant fièrement son épée magique Risperdal et chevauchant Thorazine, son destrier à deux têtes. Il parcourt sans relâche les plaines des noires contrées maudites, par delà les frontières de la désolation, pour combattre le mal incarné par les dieux déchus Psychose et Névrose, deux frères unis par leur soif de pouvoir. Ils veulent dominer le monde encore fertile des vertes vallées habité par le bon petit peuple humain, besogneux et inconscient de l’ampleur de la rude bataille qui se joue. L’enjeu de cette guerre est leur bonheur et Xanax est leur défenseur, avec à ses coté ses fidèles acolytes Paxil et Prozac. Lithium, la déesse de la sérénité, leur apporte sa force tranquille tandis que son frère Zoloft insuffle son courage à tous ces valeureux combattant contre l’armée des ombres qui répand mélancolie et apathie dans son sillage.

Mais, bien loin des considérations oniriques et ironiques que m’inspirent l’évocation des traitements de mon père, ma mère continue à me raconter la triste réalité de la matinée qui a conduit mon paternel à vouloir se jeter du haut des remparts de la ville. Ce matin la, donc, elle le trouve avachi sur lui même au fond du fauteuil ou il a visiblement passé une nuit blanche. Il se malaxait nerveusement les mains l’une contre l’autre, le regard dans le vide, ressassant des idées fixes qui tourbillonnaient sans relâche. Cette nuit l’avait laissé épuisé et hagard, le cheveu gris en bataille sur un cuir beaucoup moins chevelu qu’avant, les yeux rougis et cernés de fatigue. Le voyant ainsi, ma mère comprit que « ça » recommençait. Encore une fois.

-   Tu ne vas pas bien ? demanda t-elle.

Question purement rhétorique à laquelle elle connaissait déjà la réponse. Il suffisait de le regarder. Elle ne le connaissait que trop bien et aurait pu réciter avant de les entendre, les mots qu’il finit par déverser dans un long soupir saccadé.

-   Non, je ne vais pas bien… Je suis fatigué, je n’y arrive plus… Je ne me sens à la hauteur de rien. J’ai l’impression de perdre la mémoire, plus rien ne m’intéresse. Ma vie… Et bien, ma vie n’est qu’un échec sans fin, une merde sans nom… voilà ce que je suis : une grosse merde.

« Une grosse merde » répéta-t-il dans un souffle en levant des yeux humides et implorants vers ma mère qui dû se mordre les lèvres pour garder son calme. Elle oscillait entre la douleur de voir la détresse si palpable de son mari et l’exaspération de constater qu’une nouvelle fois il baissait les bras et devenait larmoyant, pleurant sur son propre sort. 

Elle essaya maladroitement de le rassurer, lui disant que la fatigue d’une nuit sans sommeil expliquait sans doute son état. Elle le conjura d’aller se coucher et de dormir un peu. Elle se voulu optimiste en lui assurant que ses idées noirs s’estomperaient avec un peu de repos. A chacune de ses tentatives pour l’apaiser il secouait la tête. Sa seule réponse consistait à lui répéter qu’elle ne pouvait pas comprendre. A bout de patience et d’arguments, elle finit par s’emporter et lui lança d’une voix se faisant de plus en plus forte à mesure qu’elle déroulait les mots :

-   Ca fait plus de trente ans que je vis avec toi. Trente ans que je suis à tes cotés en te supportant, toi et ta bipolairité. Même si je ne suis pas dans ta tête pour ressentir ton état, je le vis quand même par procuration et ne me dis surtout pas que je ne peux pas comprendre. Tu m’entends. Ne me dis surtout pas ça. Ce que je comprend, c’est que tu te laisse aller, encore une fois. Ce que je comprend, c’est que tout recommence. Une saloperie de phase dépressive qui va te clouer sur ton fauteuil à rien foutre de tes journées sinon regarder dans le vide. Ce que je comprend c’est que tu vas finir à l’hôpital pour un nouveau séjour en maison psy. Ce que je comprend, c’est que ça fait plus de trente ans que ça dure, et que rien n’y fait. Ce que je comprend, c’est que je n’ai pas l’impression que tu veuilles vraiment t’en sortir. Ce que je comprend, c’est que tu ne pense qu’a toi et à ton malheur sans te préoccuper de ce que les autres doivent endurer.

Elle termina en criant presque, les lèvres frémissantes et des larmes au bord des yeux : « Ce que je comprend, c’est que tu me fais chier ! »

A ces mots il blêmit, baissa la tête, mais ne sut que répéter d’une voix blanche :

-   Tu ne peux pas comprendre. Je suis malade.

Elle se ressaisit, et l’air résigné répondit calmement, tristement, comme pour s’excuser de s’être laissée emporter : « Je sais, tu es malade. Mais c’est dur pour tout le monde ».

Bien entendu, ma mère ne m’a pas raconté ce dialogue dans le détail. J’ai cependant suffisamment de fois été le témoin involontaire de ces mêmes scènes dans ma jeunesse pour pouvoir sans trop me tromper la restituer telle qu’elle a dû se jouer. Avec ces colères fulgurantes sitôt réprimées, ce désarroi muet, cette tristesse teintée d’impuissance et ces résignations coupables face aux démons qui le brûlent de l’intérieur.

A ce moment de son récit, j’interromps ma mère pour lui demander :

-   Il a dit qu’il perdait la mémoire ?

-   Oui, répond-elle dans un soupir. Cette fois ci, il est parti dans une crise de délire ou il s’imaginait perdre la mémoire et toutes ses facultés. Tu te rends compte ?

-   A vrai dire pas très bien, non. Mais comment en est il arrivé du fauteuil aux remparts ? lui demandé-je.

Elle m’explique que devant son malaise grandissant elle a appelé son psychiatre. Un rendez-vous en urgence fut fixé dans l’heure à son cabinet situé dans le secteur piétonnier de la vieille ville. Ce n’est pas seulement un des quartier les plus huppé, mais c’est aussi un des plus agréable, en particulier grâce à sa situation géographique. Il se niche en bordure des remparts dominant le reste de la ville, avec pour horizon un paysage vallonné à perte de vue. Ma mère fit appel à notre voisine pour les accompagner. Ladite voisine qui se trouve être, par le plus heureux des hasard, ma grand mère : la mère de mon père. Autant rester en famille pour ces choses la. L’épouse et la mère installèrent donc mon père, fils et mari tout à la fois, dans la voiture. Il se laissa faire comme un gamin obéissant tout juste capable de marmonner ad libitum qu’il  n’allait pas bien, prostré sur lui même et à peine conscient du monde extérieur. Ce n’est qu’une fois garé en haut des remparts qu’il sembla reprendre pied dans la réalité pour réaliser l’ampleur de la crise délirante dont il venait d’être victime. Il sortit de la voiture, se posta devant le parapet laissant son regard dériver dans le lointain. « Je ne peux pas continuer. Dit il sans se retourner. Je me fais souffrir et je vous fais souffrir. » Sans rien ajouter d’autre, il entreprit d’enjamber le muret. Un frisson d’effroi glacé s’abattit sur les deux femmes de sa vie en le voyant faire. D’un même élan, elles se jetèrent sur lui, chacune l’agrippant par un bras, et tirèrent de toutes leur force. Il faut dire que pour se mesurer à son mètre quatre-vingt cinq et ses quatre-vingt-dix kilos, elle n’étaient pas trop de deux. Elles unirent leur fragilité pour essayer de l’empêcher de basculer dans le vide. La lutte dura quelques instants mais elles finirent par le faire tomber du bon coté du mur : celui d’une chute sans conséquence. C’est ainsi qu’il retrouva sa position du matin, assis, le dos contre le parapet, la tête dans les mains en train de sangloter. Les deux femmes debout devant lui le regardaient sans rien dire, serrant les dents pour rester digne malgré la situation. Je n’ose imaginer leurs pensées à cet instant. Celles de ma grand mère, cette grande femme encore énergique malgré son age, toujours impeccablement coiffée et habillée. Celles de ma mère, résignée et usée par toutes ces années de combat silencieux. Deux femmes que tout oppose, avec pour seul lien l’amour portée à un homme gisant à leurs pieds et incapable de s’aimer lui même.

Quant à mes propres pensées à l’écoute du récit de ma mère, je préfère les refouler aussi profondément que ma volonté me le permet. Je m’accroche à un pragmatisme et une froideur de façade déconcertants pour qui surprendrait cette conversation. Mais comment faire autrement en parlant de la tentative de suicide d’un père? Comme si nous évoquions un quelconque fait divers malheureux, le détachement que nous affectons est un mal nécessaire  pour oser parler de ce tragique événement sans nous effondrer. La pudeur nous est une béquille. Sur le moment, nous nous sommes tacitement reconnaissant de porter un masque de désinvolture qui nous autorise à dire d’indicible.

-   Finalement, il a gagné un tour gratuit en ambulance et un séjour de quelques jours tout frais compris à l’hôpital, le temps qu’il aille un peu mieux. Me dit-elle d’un ton las pour conclure son récit.

-   Ca lui fera des vacances… Et à toi aussi par la même occasion. C’est tout ce que je trouvai à répondre.

Comme un bâton utilisé pour effleurer un serpent mort dont on veut se tenir à l’écart, nous nous servons du cynisme pour éloigner une douleur dont le venin risquerait de nous contaminer. Nous restons en surface de la plaie ravivée par ce nouvel exploit paternel, sans nous autoriser pas à en gratter la croûte. A quoi bon. En n’y touchant pas, je préfère penser qu’elle finira bien par cicatriser tout en repoussant dans un coin sombre de mon esprit l’éventualité qu’un jour ou l’autre elle puisse s’infecter pour de bon.

Tous les dimanches à dix-huit heures précise, ma mère me téléphone pour prendre de mes nouvelles. Ce dimanche la, c’est elle qui m’a donné des nouvelles de la petite famille. Je lui ai promis que j’allais venir passer quelque temps avec eux.

Je vais donc prendre le chemin de la maison familiale et retrouver ma chambre d’enfant. Et si par la même occasion je pouvais retrouver une âme d’enfant, ça ne me ferai pas de mal. Ainsi, lorsqu’on me demanderai « Il fait quoi ton papa ? », je pourrai répondre, plein de fierté : « Mon Papa, c’est Superman». Et je rajouterai sur le ton de la confidence : « Il sait voler, mais c’est un secret. Ma maman ne veut pas que ça se sache, alors quand il veut s’envoler du haut des remparts, elle le retient ».  

  • Bravo pour ce magnifique texte, le papa en Superman m'émeut particulièrement, tu comprendras pourquoi si tu lis mon texte "A mon père". Continues à écrire !

    · Il y a presque 14 ans ·
    Calendrier avril

    Sandra Berdah

  • Récemment, quelqu'un m'a fait une remarque touchante du style, lorsque je lis ce que tu écris, je ne me pose plus la question de savoir pourquoi je suis sur WLW. Alors, je vais te retourner, avec joie, ce très joli compliment. Merci à toi icescape. Tes écrits me touchent énormément et me donnent envie de rester ici encore un peu.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Extraterrestre noir et blanc orig

    bibine-poivron

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