La zénitude de l'inuit

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Le vent soufflait sur le Groenland, obligeant l'homme à s'emmitoufler toujours plus dans ses nombreuses couches de vêtements. Voilà près d'une heure qu'il était assis sur son tabouret dépliant devant un trou dans la glace, tenant des deux mains sa canne à pêche de fortune. Ses joues rouge vif commençait à le brûler mais il ne désespérait pas et affichait un sourire béat. Il y a une semaine tout juste il était posé dans son laboratoire climatisé en France, du poisson déjà pêché et pané l'attendant le midi au réfectoire. Et sans arrêtes, naturellement. Du jour au lendemain il avait décidé de tout plaquer : un travail où il ne comptait que sur la sérendipité pour gagner sa vie, une femme qui en exigeait trop de lui, un chien qui lui demandait encore plus d'attention et une société qui fonctionnait à mille à l'heure. Il n'avait emporté que quelques vêtements chauds et un grigri ; un vieux porte-clef en forme de canard – ou peut-être de poule, il ne ressemblait à présent plus à grand-chose. Rien ne lui manquait, à part peut-être un wiki qui lui aurait permis de savoir comment pêcher un fichu poisson ! Son ventre gargouillait mais il craignait de revenir une fois de plus au village les mains vides, ses camarades se moqueraient sans doute encore. Cependant ils ne lui en tenaient pas rigueur : il était piètre pêcheur mais bon bricoleur, à chacun ses compétences !

L'inuit se leva, plia sa canne à pêche et son tabouret, les mit sous son bras avant de prendre le chemin du retour. Il croisa une famille de renards arctiques et les salua comme de vieux copains, n'ayant pas le cœur à les abattre. Quelques habitations se dessinaient à présent dans la brume, il n'était plus très loin. Depuis une semaine qu'il était là il avait déjà fait la connaissance de tout le monde ! Il faut dire qu'ils n'étaient pas bien nombreux, tout juste neuf avec lui ; un arabe, un italien, une suisse, un flamand, une allemande, une anglaise, un hawaïen et une japonaise. Sacré amalgame de cultures ! Les voisins vivaient-là, laissant couler les jours. Parfois ils organisaient une kermesse ; c'était à qui aurait le déguisement le plus kitsch, cuisinerait le meilleur plat de morue ou réaliserait la plus belle statue de glace. Pas de monnaie ou de hiérarchie, l'échange et l'égalité étaient deux valeurs primordiales au sein de leur petit groupe, et ils vivaient en harmonie avec la nature. Enfin, presque. La veille l'un d'eux avait essayé de monter un caribou sauvage qui n'avait pas très bien pris la chose. Les autres lui avaient pourtant dit de cibler moins ambitieux, un phoque peut-être.

"Ah bravo, l'interpella la japonaise dans un anglais approximatif, je vois que tu n'as toujours rien pêché ! Viens donc chez moi ce midi, j'ai préparé un bon plat de narval, il y en a assez pour tout le monde."

L'inuit lui fit signe qu'il passerait. La nourriture grasse caractéristique de la région lui avait filé quelques coliques au début mais il commençait à s'y habituer, et il fallait bien ça pour renforcer ses bourrelets et tenir tout l'hiver. Ayant une bonne heure devant lui avant le repas il rentra chez lui déposer ses affaires et se réchauffer quelques instants devant un feu. Les flammes dansantes lui rappelaient celles de la cheminée de sa villa de deux-cents mètres carrés située dans la banlieue Parisienne, mais ils ne les regrettaient pas. Aujourd'hui il ne possédait presque plus rien et pourtant il avait gagné une des plus agréables choses au monde : la zénitude.

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