L'accoucheuse (2)
matt-anasazi
Mon petit jardin embaumait. L’été commençait doucement et les aromates laissaient s’élever leurs parfums dans l’air doux et salé. Le jardinage m’apaise toujours après m’être occupée des autres.
Je me penchai pour arracher des « mauvaises herbes » - Dieu sait que ce terme est odieux : la nature est bonne pour nous quand nous savons la respecter ! -. Mes cheveux poivre et sel tombaient en cascades lourdes sur ma robe noire. La tenue noire qui me précède où que j’aille. Celle que j’ai toujours portée. Ma tenue de « donneuse de bébés ». Les gens cultivés du continent m’appellent « l’accoucheuse » ou « la sage-femme ». J’aime ce terme, même si la sagesse ne fait que passer par moi. Mais « Amiegez[1] ! » ou « Dame Elvan » sera mon nom sur Molène, aussi longtemps que je vivrai.
Des pas précipités. Le pied gauche qui boîte et décale le rythme, c’est Pierrick. Il s’est passé quelque chose de grave pour qu’il galope de la sorte… Surtout que je le lui ai déconseillé. Je sortis de mon enclot et le vis arriver claudiquant.
« Amiegez Elvan, venez vite ! un homme… échoué ! »
Il m’expliqua dans un filet de voix haché par l’essoufflement qu’une barque contenant un homme affaibli venait de s’échouer sur la côte ouest de l’île. Aussi vite que nos pas nous le permirent, moi entravée par ma robe et lui par son pied, nous avertîmes les hommes les plus proches de la plage de nous prêter main forte pour transporter un homme. Sur mes conseils, Malo et Erwan Avernell prirent leur charrette et l’approchèrent le plus possible des galets. Ils déployèrent des trésors de force et de délicatesse pour soulever la masse de vêtements et de chair gisant dans la barque. Puis Malo ramena la charrette à ma maison pendant que son frère ramenait la barque sur le rivage.
Durant le trajet jusqu’à chez moi, je jetai un coup d’œil à l’homme échoué. Ses traits disparaissaient tant sa peau arborait un teint cireux. Je pus voir au creux de ses joues et à ses vêtements dans lesquels il flottait qu’il avait souffert de la faim à un point extrême. Je frissonnai en imaginant les tourments qu’il avait dû connaitre.
Les deux frères installèrent le pauvre homme et allèrent chercher mon amie Mariannig : non seulement elle serait une excellente aide et une cuisinière hors pair mais je devrai lui demander de m’héberger le temps que cet homme aille mieux. Elle entra, amenant avec elle sa bonne humeur volubile même si l’état de santé de notre malade lui fit perdre la voix quelques secondes.
« Vite, Mariannig : de la sauge, des feuilles de sureau noir, fais bouillir de l’eau et prépare une soupe de légumes du potager.
- Oui, Elvan. »
Elle s’exécuta aussitôt. J’observai avec attention cet homme : tout son corps portait les marques de la famine la plus sévère. Ses membres amaigris disparaissaient dans les vêtements et je n’aurais aucun mal à le dévêtir pour le soigner, tant les hardes déchiquetées le couvrant tenaient si peu sur lui. Il ne ressemblait plus à un homme mais bien plutôt à un plant de haricots cherchant en vain un échalas pour le soutenir. Qui plus est, un plant n’ayant plus vu le soleil depuis des semaines : son teint blanc et hâve faisait peine à voir. Je m’approchai de lui.
Son visage osseux avait été beau car on arrivait à deviner des traits harmonieux sous le masque blafard de la famine. Mais le teint cadavérique, les joues inexistantes, les lèvres disparaissant dans les plis de son visage et les yeux clos enfoncés si loin dans les orbites le faisaient ressembler à l’Ankou[2]. Il brulait de fièvre. Son corps souffreteux était parcouru de soubresauts légers. Mariannig revint très vite, m’aida à préparer la tisane de sureau et fit la soupe pour nous trois. Elle me proposa de nous relayer tout le temps nécessaire pour que le malheureux puisse se nourrir.
La longue bataille contre la faiblesse et la mort débuta. De longues nuits, nous prîmes des tours de garde pour veiller le malade qui allait de légers mieux en rechutes de fièvre violentes. Mais les tisanes, les soupes, les soins et les attentions communes de Mariannig et moi réussirent à faire revenir l’homme vers le rivage des vivants. Il finit par ouvrir les yeux le matin du troisième jour. Des yeux noirs encore brillants de fièvre… ou de peur. Il était encore affaibli mais il pouvait cligner des yeux pour nous dire oui ou non. Encore de nombreux jours Mariannig et moi dûmes lutter pied à pied avant qu’il puisse se redresser et se nourrir seul.
[1] « sage-femme » en breton
[2] Le personnage symbolisant la Mort en Bretagne
Belle histoire de solidarité humaine. ça doit se passer dans un petit village de pêcheurs ou sur une île. Y aura-t-il une suite ?
· Il y a environ 11 ans ·yoda