L'accoucheuse (3)
matt-anasazi
Une nuit où je le veillais – à son insu car il avait refusé que je continue à sacrifier mes nuits –, je le vis s’agiter sur le lit. Son visage semblait torturé par une vision d’horreur qu’il cherchait à fuir dans son sommeil. Il tremblait de tous ses membres et murmurait des sons inarticulés. Je m’approchai doucement pour le réconforter quand il se redressa, hurlant comme un possédé.
« Non, ne mangez pas ! »
Je restai un instant terrorisée par l’expression d’horreur de ses yeux agrandis de frayeur, les pupilles dilatées, la bouche ouverte dans un hurlement. Sa pâleur d’homme encore convalescent rajoutant à l’épouvante qu’il exprimait. Il ne me voyait pas. Puis, il prit conscience de la chambre, de l’atmosphère paisible que je voulais recréer pour lui et de ma présence, partagée entre terreur et douceur. Il se rasséréna, son visage se détendit et brilla le temps d’un soupir une lueur de reconnaissance. Mais l’instant de grâce prit fin quand par une marque de pudeur ou de honte, son regard se ferma et retrouva un air posé, mais plus distant. Nous ne reparlâmes plus de ce cauchemar. Mais je restai hantée par la terreur insondable qui avait étreint cet homme courageux au point de lui inspirer des cauchemars de cette violence.
Des mois avaient passé depuis l’arrivée de Louenan Kleuzenn. « L’homme échoué » avait un nom, qu’il m’avait confié au détour d’une conversation sur les plantes de mon jardin. Par pudeur, et je dois le dire par timidité, je n’osai lui en demander plus sur lui. Avec les forces qui lui revenaient, avait réapparu sur son visage toute la la beauté noble de ses traits. Son visage avait pris un teint progressivement hâlé avec l’été avançant, ses joues désormais remplies parvenaient à sourire et ses yeux noirs reflétaient une vie intérieure vibrante. Il avait désormais élu domicile dans la grange de la vieille Annick Coadic. Il lui rendait de nombreux services et elle le laissait habiter la grange, devenue trop grande car elle n’avait plus de bêtes depuis de longs mois.
Nous passions de longues heures ensemble à échanger. Cet homme profondément marin semblait apprécier mon jardin, ses odeurs, ses saveurs. Je lui expliquais les vertus de chaque plante, les soins à leur apporter. Il s’absorbait dans l’examen de mes gestes pendant le jardinage et ne manquait jamais l’occasion de m’aider. Il gardait en permanence la mine sérieuse de l’homme curieux d’un sujet qui lui échappait complètement et auquel il ne s’était jamais intéressé par manque de temps. Au fil du temps, il se fit jardinier, apprit à repiquer, sarcler, tailler, rempoter tout en continuant à aimer la mer et à apporter son soutien aux hommes pour les réparations des bateaux quand il le pouvait.
Un lien invisible et indéfinissable se nouait entre nous. Je l’observais à la dérobée pendant ses moments de rêverie au milieu des senteurs estivales devenues lourdes de mon jardin. Un frisson inexplicable me traversait à le regarder. Cette sensation, je ne l’avais jamais ressentie auparavant. J’étais intriguée, troublée, attirée par le mystère qui entourait « l’homme échoué ». Mais plus encore, je sentais au fond du lac de son regard comme la présence invisible d’une vase qui lui pesait. Il avait vécu une tragédie dont il ne voulait pas parler mais qui restait en lisière de son esprit et le maintenait au-delà du monde des hommes pleinement vivants.
Les sentiments inexplicables qui peuvent se nouer entre deux êtres, ces rencontres où il faut s'arrêter et prendre le temps, car elles ne sont pas dues au hasard, ces richesses intérieures que l'on découvre chez l'autre et aussi cette connaissance des plantes, des bateaux...
· Il y a environ 11 ans ·yoda