L'Âge déraisonnable
leiloona
Synopsis :
Des personnages englués dans leur passé, une jeune fille qui tente de s'en échapper, un froid polaire que la Sibérie ne renierait pas. Les dés semblent jetés sur cette intrigue. Et puis, un petit groupe fait son entrée dans la maison familiale, et cette arrivée va redistribuer les cartes.
Au départ, il y a surtout Galina, une toute jeune femme qui entre dans l'âge adulte dans les années 60. A cette époque la jeunesse est assez insouciante … elle sort, danse et s'amuse. Galina, ou devrais-je dire Sylvie plutôt, aime les tournées parisiennes avec ses copines. Pour un peu elle renierait presque ses origines modestes et ses parents immigrés. Elle préfère passer du temps à flâner sur les berges de la Seine, à écouter des vinyles et à danser. Une jeune femme un peu superficielle en somme, mais loin d'être bête. Elle souhaite avant tout profiter de la vie.
Quand elle fera la rencontre de Pierre, un jeune homme lui aussi fils d'immigrés, Galina sera bien forcée de grandir, de comprendre qu'on ne peut définitivement pas tourner le dos à ses racines … Mais ce chemin ne se fera pas sans embûches, car pour le moment elle regarde Pierre avec des yeux moqueurs, et seuls les parisiens aux belles voitures lui font tourner la tête.
En somme, voici un roman d'apprentissage, d'une femme qui entre dans l'âge adulte et qui n'a pas fini de grandir. Ainsi les nombreuses découvertes amoureuses pourront parfois tourner à des situations cocasses. Mais ce n'est pas non plus un roman exclusivement léger car derrière ce jeu de l'amour se cachent des questions bien plus existentielles comme la transmission des valeurs au sein de la famille, la place d'une jeune femme dans cette société encore insouciante ...
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Début du roman :
Elle leva la tête et regarda par la fenêtre. De gros flocons tombaient à présent.
Quand cela allait-il s’arrêter ? Son regard se porta sur le vieux chêne dans la cour : ses branches pliaient sous le poids de la neige, certaines touchaient presque le sol et menaçaient de casser. Derrière l'arbre, le champ de blé ressemblait à une patinoire abandonnée. Il n'y avait plus d'horizon : le ciel se mélangeait au sol dans une symbiose parfaite.
L'été dernier, Galina avait passé de longues heures à bêcher cette parcelle de terre. Remplaçant son père malade, elle, la petite comptable, était redevenue pour un temps une paysanne. Avec son fichu sur la tête, elle aurait bien fait rire ses amies. A cet instant, elle était si éloignée de l'image qu'elle renvoyait à Paris.
Galina contempla alors ses mains pleines de farine. Sous ses doigts elle sentait la glu formée par la pâte. Bientôt, cette colle se transformerait en varenyky, de gros raviolis farcis. C'était un des douze plats traditionnels de Noël. Une tradition de son pays d'origine. La préparation de ce repas ressemblait à un châtiment divin. Mais la jeune femme voulait aider ses parents. Après tout, cela faisait aussi partie de l'esprit de Noël.
La préparation de cette fête était un vrai chantier : la cuisine était aussi blanche que l'extérieur ! Fichue farine ! Sa mère lui ferait sans doute remarquer d'un claquement de langue sa désapprobation quand elle rentrerait.
Comme un signe du destin, la porte s'entrouvrit avec difficulté. Un coup d'épaule fit céder la porte. Véra portait à deux bras un seau rempli de charbon qui alimenterait le poêle de la maisonnée. Un froid glacial s'engouffra dans la maison.
Galina ne put s'empêcher de repenser à la douce chaleur de sa chambre de bonne, chambre qu'elle occupait au dernier étage d'une maison bourgeoise de Paris. Elle habitait là-bas depuis septembre 1962. Cela fait déjà trois mois qu'elle était partie de chez ses parents, mais pour elle cela faisait une éternité qu'elle les avait quittés. Une fois qu'on avait goûté au confort de la ville, il était plus difficile de retourner à la campagne, de subir cet inconfort relatif.
La pâte était enfin terminée. La laisser reposer, préparer la farce et la sauce : le travail n'était pas encore fini pour ce plat.
A l'autre bout de la pièce, Véra, munie de gros gants, avait pris une pince en fer. Elle souleva la plaque du poêle et versa du charbon à l'intérieur. Le feu sembla tout à coup pris d'une irrésistible fringale et rougeoya de plaisir. Il était bien le seul ici.
C'est à ce moment précis que Véra annonça à sa fille que des amis viendraient bientôt.
Des amis ? Ici ? Lesquels ? Quand arriveraient-ils ? La jeune femme impatiente de tous changements accabla sa mère de questions.
- Ce sont des gens comme nous. Eux aussi ont quitté l'Ukraine. Je les ai connus chez Marika. Ils viennent chanter pour Noël.
Galina se renfrogna. C'était donc ça. « Des gens comme nous ». Des gens comme eux, plutôt, oui ! Elle, elle détestait qu'on la prenne pour une étrangère. A Paris, personne ne l'appelait Galina. Pour ses amis, elle était Sylvie. Elle avait choisi de changer de nom en descendant du train, comme une seconde naissance. Depuis toute petite elle avait tenté d'échapper aux traditions de l'Est.
Qu'on ne l'embête pas avec « ces gens comme nous », elle préférait de loin passer ces après-midis libres à Saint-Germain, à danser, sa jupe se soulevant au rythme de ses pas endiablés. Elle passait des heures à préparer sa tenue et sa coiffure : elle crêpait ses cheveux blonds avant de les porter en chignon défait, les carreaux vichy rose avaient sa préférence en ce moment, Brigitte Bardot oblige, et ses petites ballerines avaient battu pas mal de pavés parisiens. Elle était bien entourée car son groupe d'amies connaissait toutes les boîtes de la rive gauche.
Qu'ils viennent « ces gens comme nous » ! Ils seront servis !
- Je connais très bien Nathalia, d'ailleurs elle habite dans le même arrondissement que toi. Tu pourrais peut-être la voir quand tu auras repris les cours en janvier ? Cela te fera de la compagnie.
Pour toute réponse Galina, le dos tourné, frappa la pâte d'un rapide coup de poing.
- D'ailleurs, son cousin vient tout juste d'arriver chez elle.
Galina ne prit même pas la peine de répondre. Elle s'attabla, s’empara du journal du matin, prit une dizaine de pommes de terre et commença à les éplucher. Ou plutôt elle s'acharna dessus. Elle ne comprenait pas pourquoi la venue de ces invités la mettait dans une telle rage. Ici, elle avait l'impression de revenir dix ans en arrière. Pourtant seuls trente kilomètres la séparaient de Paris.
- Tu devrais mettre autre chose sur ton dos, souffla sa mère. Ta blouse est plein de farine, tu n'es pas présentable.
La jeune femme, qui d'habitude était la coquetterie incarnée, fit une moue sceptique et marmonna entre ses dents qu'elle ne connaissait pas cette Nathalia. A quoi bon faire du zèle ?
Sa mère haussa ses épaules. C'est à cet instant que le chien aboya, annonçant des invités.
Une coccinelle grise pointa le bout de son nez. Personne n'avait déblayé la neige et la voiture patinait.
Ils étaient en avance.
Véra s'approcha de l’entrée tout en ajustant machinalement son chignon. Elle tapota sur sa blouse avant d'ouvrir la porte.
Quand le groupe entra, la jeune femme s'arrêta d'éplucher ses légumes. Grossièrement elle s'essuya sur son vêtement et tendit une main froide à Nathalia. C'était une jeune femme sans prétention, on ne devait pas se retourner sur elle dans la rue. Et sa petite sœur était sa copie conforme. De ses réflexions naquit un rictus sur la bouche de Galina. Et elle
intérieurement quand elle posa son regard sur le fameux cousin. L'homme qu'elle avait en face d'elle était la réplique exacte d'un cosaque du Don ! Des cheveux bruns et souples encadraient de grands yeux noirs, ses pommettes rougies par le froid étaient saillantes, à la slave. Une fine moustache retombait de chaque côté de sa bouche. Ce fut une main forte et chaude qui serra la main de Galina. Oui, un vrai cosaque.
Une fois les présentations faites, Galina retourna éplucher ses pommes de terre, avec la ferme intention de ne pas se dérider de l'après-midi. Nathalia, sa sœur et son cousin ne resteraient pas longtemps de toute façon, ils étaient juste venus chanter des chants de Noël.
Galina retourna alors à ses pensées : dans un peu plus d'une semaine, elle serait de retour sur Paris. Elle fêterait la nouvelle année en écoutant les dernières trouvailles musicales de Pierrette. Son amie savait dénicher les perles rares. Galina aurait bien besoin de faire une orgie de sorties, comme pour se laver de ce séjour chez ses parents. Peut-être aller au Golf Drouot sur les Boulevards ?
Une voix grave la tira de sa rêverie. Pierre, le cousin de Nathalia, lui demandait si elle souhaitait de l'aide. L'attention toucha la jeune femme. Une seconde fois, elle le détailla. Malgré la moustache ringarde, il n'avait pas un visage ingrat. Quand elle s'aperçut qu'il attendait une réponse en la fixant, elle baissa son visage. Elle rougissait ! Quelle bécasse ! Elle voulut se cacher sous la table ! Pour toute réponse elle lui tendit l'éplucheur.
Pour quelqu'un qui ne voulait pas se dérider, c'était mal parti. Il fallait qu'elle se ressaisisse. Allez, cet homme n'avait rien des flirts qu'elle avait eus dernièrement.
La neige devait lui monter à la tête.
Prétextant une corvée, elle s'échappa de la cuisine.
Elle aurait juré voir un sourire en coin sur le visage de sa mère.