Laideur Intérieure

rorodator

Pour un concours de nouvelles noires, sans succès

Écrasé contre l'une des portes du métro, côté tunnel, j'observe la foule qui m'entoure. À cette heure de pointe, elle est dense, compacte ; le wagon est totalement bondé. Je me sens comme une ménagère devant un étal maraîcher pléthorique, un enfant dans un rayon de jouets. Qui sera ma victime aujourd'hui ? J'ai l'embarras du choix. Gourmand, je savoure l'examen de ces proies offertes, m'amusant à détailler en spécialiste leurs caractéristiques. Mon regard s'attarde sur la petite pute qui me fait face. Elle s'est faite belle comme un camion, exhibant ses charmes supposés à grands renforts de maquillage outrancier et de vêtements aguicheurs bon marché. Ses yeux croisent les miens et elle baisse la tête, minaudant ; croit-elle m'allumer ? Je m'imagine parfaitement la débarrasser de ses frusques avant de l'écorcher méthodiquement, pour la libérer de son enveloppe inadaptée. Je saurai ramener à plus d'humilité cet amas cellulaire désordonné. Tu étais poussière… Tu aurais dû le rester.


Son exécution ajouterait un joli trophée à mon tableau de chasse déjà bien garni. Je ne pourrais dire combien de dépouilles j'ai à mon actif. J'avais commencé ma petite entreprise délicatement, tenaillé entre la crainte de me faire prendre et une sorte de maladresse naïve, mais m'étais rapidement pris au jeu. Le meurtre est une addiction autrement plus violente que celles qu'on combat par patchs interposés. Une fois au palais, le goût du sang ne s'estompe jamais, et chaque nouvelle gorgée réclame la suivante.


Je porte mon attention sur le gros, à ma gauche. Engoncé dans son costard étriqué, cravate au clair, il pianote frénétiquement sur son BlackBerry. Lorsqu'il lève les yeux de son appareil, c'est pour semer alentours un peu de son mépris sur le bas peuple, dont il partage la proximité contre son gré. Je le déteste. Bouffi de suffisance, convaincu de sa propre importance, il est l'archétype du gibier que j'affectionne. Le soulager de sa crasse supériorité, le pendre avec sa cravate et l'étouffer avec son BlackBerry, seraient appropriés. Qui vit par l'épée périt par l'épée.


A la station République, des flics sillonnent le quai. Je ne crains rien. Ils ne se montrent que pour rassurer le passant, pas pour arrêter les méchants. Ces cons me cherchent depuis des mois sans l'ombre d'une piste. C'est la vraie vie ici, Les Experts n'existent que dans leur monde de carton-pâte. Je ne laisse aucune trace, grâce aux merveilleux conseils prodigués par Internet. Je n'ai aucun mobile. Aucune histoire d'argent ni de cul, aucune envie de crier au monde un message quelconque. J'opère pour mon plaisir. Sans foi ni loi.


La femme qui me colle et sa tronche de bibliothécaire m'exaspèrent. Cela fait plusieurs fois qu'elle m'écrase les arpions de ses talons effilés sans s'émouvoir.  Le sac qu'elle porte au bras, comme une extension de son être, boxe mon bas-ventre au rythme des soubresauts de la rame ; elle ne s'en soucie pas, c'est aux autres de céder devant son arrogante posture. Je m'interdis d'imaginer les sévices délicieux que je lui ferais subir, je crains de me troubler alors que je dois garder l'esprit vif. Si elle savait, elle respecterait mon espace vital.


Les médias m'ont affublé d'un tas de surnoms ridicules. Attirés par le blé, ils rivalisent de médiocrité pour gagner des parts de marché. « Le boucher de Paris », « Le French Psycho », « Un barbare dans la ville ». Ils interviewent les plus fameux psychiatres pour dresser mon portrait-robot : enfance difficile, impuissance, sentiment de supériorité, illuminé mystique. Des conneries au rabais pour des consommateurs pathétiques. Note pour plus tard : il faudra que je m'occupe d'un de ces plumitifs. Je ferai gicler son hémoglobine avec plus de talent que lui son encre stupide.


Le mec de l'autre côté m'inquiète. Il me fixe et me scrute. Sans détours. Je dois rester sur mes gardes. Je ne crois pas qu'un quelconque poulet soit à mes trousses mais lui, je le sens pas. Il me rappelle le seul adversaire que j'aie eu à ce jour. Un autre prédateur, qui m'avait pris pour cible. Qui avait trouvé à qui parler. Après une lutte à mort acharnée et féroce, je l'avais fini à coups de bûche, et avais shooté ses restes avec mon numérique, m'offrant un charmant souvenir façon Polaroïd.


En alerte, je lis dans ses yeux les mêmes moteurs qui m'animent et je devine sa vie sans le connaître. Une existence veule d'une platitude morne. Pas d'échec cuisant mais aucun succès retentissant. Le sentiment d'être inutile et creux, sans objectif ni passion, condamné à n'être le temps d'un éclair qu'un mouton de plus d'un troupeau sans joie. Cherchant un sens plus profond à son passage terrestre, il avait trouvé dans la haine des autres une raison de subsister. Se débarrasser des autres pour s'affranchir de soi. Heureusement, il descend à la station Gare du Nord. Et me décoche un dernier coup d'œil explicite. Au milieu des agneaux, les loups s'étaient reconnus.


Cette rencontre éphémère m'a fait perdre le fil de ma recherche. Les voyageurs qui m'entourent sont bien différents désormais. Un rasta super cool nous impose son attitude, ses dreads dégueulasses et quelques relents de haschich. Une petite frappe de banlieue parle fort et roule des mécaniques pour terroriser son entourage. Un punk agressif agite son aigrette violette et balbutie des « No Future » à travers ses chicots pourris. Un clodo défroqué, aviné et puant, traîne sa misère en quête de quelques cents. Une putain de galerie des horreurs. Les cibles ont changé de visage, mais n'en restent pas moins prometteuses.


Je pense que je vais me farcir le rasta. Son air cool et tolérant m'horripile, je vais adorer massacrer son sourire béat. Il ne me verra pas venir. Ils ne me voient jamais venir. C'est normal : j'ai été comme eux, j'appartiens à la masse, anonyme et quelconque dans une multitude indistincte. Habillé, rasé, souriant, timide, charmant. Rien ne laisse entrevoir la noirceur abyssale de mes entrailles corrompues. Je suis une âme satanique infiltrée parmi les humains.


Vous pourrez me chercher au milieu de vos semblables, vous ne me trouverez pas. C'est moi qui vous trouverai.

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