Lamar

petisaintleu

© photo : Magnus Wennwan

Le voilà donc, celui qui va déstabiliser des siècles de civilisation. Il cache bien son jeu, allongé sur une couverture, dans la forêt d'Horgoš. Il n'est plus un enfant Lamar. Il a cinq ans. Par la grâce de Dieu et de ses sbires qui s'en revendiquent, il s'est retrouvé propulsé dans l'univers des adultes. Une bombe a détruit sa maison, l'invitant à aller découvrir la Terre. Du haut de son innocence perdue, il a pris la route.

Il n'a jamais voulu être calife à la place du calife. Il rêvait de ses prochaines parties de football dans les rues de Bagdad. Avec une boîte de conserve en guise de ballon et en compagnie de ses copains, il se devait de remplacer le souffle ardent des kamikazes. Cette nuit, enfin endormi, il ne s'est pas encombré d'espoir. Durant de longues minutes, il a revu, les yeux exorbités, les amusements imposés par les grands. Il n'a pas été déçu, lui qui n'avait même pas vu la mer dans un livre. Lors de la traversée sur le bateau pneumatique, il n'a pas eu le temps de penser aux pâtés de sable, effrayé par les vagues qui fouettaient son visage et  happaient les corps.

Tremblant d'hypothermie, il fut refroidi par le matraquage des douaniers grecs échauffés sous la pression des migrants qui se tassaient au centre de tri. Sa grand-mère, échaudée, décida de repartir. Ils sillonnèrent la Grèce et la Macédoine. À la frontière serbo-hongroise, ils se cassèrent les dents sur les barbelés magyars. Son aïeule fut assez naïve. Des passeurs, qui lui promettaient de les conduire à Budapest, extorquèrent ses deux-cents derniers dollars.

 

Nous étions désormais mi-novembre. À l'aube, des jeunes aux crânes rasés arrivèrent munis de bâtons. Surpris dans son sommeil, Lamar ne cria pas en recevant un coup de ranger dans les reins. Seules deux larmes coulèrent, lorsqu'il comprit qu'il n'en était qu'au début d'une existence de paria.

Dans la matinée, on parut inquiet. Des bruits circulaient que la bête djihadiste avait frappé à Paris. Celle qui se présentait comme la garante de la vraie foi, égorgeant, pillant et violant se jouait du nombre et des failles démocratiques pour s'immiscer et exacerber la peur des étrangers. À Mossoul, on faisait la fête à coups de captagon et d'esclaves sexuelles. Les anciens généraux baasistes ne craignaient pas les haussements de ton et les bombements de torse des gouvernements occidentaux. Ils savaient que l'étreinte se desserrerait, que les forces de police et l'armée étaient exsangues. Qu'importaient les bombardements qui décimaient la chair à canon, droguée et manipulée jusqu'à la moelle ? Ils étaient optimistes sur les futurs recrutements. Beaucoup étaient sunnites. Rejetés de ce qu'ils espéraient être un havre pour respirer, ils n'auraient bientôt guère le choix que de reculer et de faire allégeance.

Et Lamar dans tout ça ? Il est probable qu'il n'aura pas l'opportunité d'apprendre les fondements de l'éducation. D'ici dix ans, quel sentiment l'animera ? La haine, le désespoir, la haine du désespoir ou le désespoir de la haine ? Chez nous, la vie reprendra. Les terrasses verront refleurir les jupes. On refera le monde, s'interrogeant de savoir s'il est plus judicieux de partir faire un trek en Bolivie ou de la plongée aux Maldives.

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