L’ambitus
Stéphan Mary
Ma mère poussa son dernier hurlement à seize heure trente très précisément. Personnellement l'heure me passait bien au-dessus de la tête. Je finissais tout juste de m'extirper péniblement de l'inconfort de ses cuisses et j'essayais avec les pires difficultés de reprendre mon souffle. Mais depuis ce déjeuner, je ne fus plus jamais le même.
Auparavant j'étais un être aquatique, limpide, bercé par le chant de ma Diva de Maria. Je me blottissais et je savais qu'elle chantait pour moi. La musique extraordinaire de sa voix me remplissait les poumons ; J'accompagnais sa merveilleuse tessiture de soprano lorsqu'elle était Norma et comme Norma, j'ondulais avec elle sur les notes de cette femme délaissée par son mari, parti pour une autre plus jeune. Maria chantait sa souffrance sur le bûcher de la trahison et du mensonge. Elle était fantastique quand elle m'emmenait avec elle sur scène, qu'elle interprétait ce magnifique opéra de Bellini. Alors j'étais bouleversé bien au-delà de l'indicible. J'entendais les applaudissements dithyrambiques du public mais atténués par les battements de son cœur qui n'en finissait pas de dire merci. J'aimais ces moments intenses et précieux. J'aimais Maria ma mère.
Je suis le dernier d'un tableau de famille en triptyque.
Le premier panneau, situé à gauche du panneau central, voit l'arrivée de ma sœur Sophia. Maria Casadura Estebãn a alors vingt cinq ans et déjà un large répertoire. Celle que l'on prédispose à chanter contre alto se révèle une soprano lyrique exceptionnelle qui annonce l'arrivée majestueuse d'une Diva. Avant d'être mère pour la première fois, Maria avait déjà fait un tour du monde avec une Madame Butterfly époustouflante, mise en scène par Eduardo Miguel. Celui-ci avait son procédé : il dépoussiérait de vieilles techniques de mise en scène, les renouvelait et se les appropriait sans vergogne. Il n'était que provocation et opportunisme. A l'époque de Madame Butterfly, il se maquillait outrageusement les yeux de koll, alternant adroitement ses prestations audiovisuelles entre le rock-punk et l'opéra. Le bel Eduardo enchanta ma mère et de leur union naquit ma sœur. Il y eut naissance puis mariage puis carrières. Maria, très prise par ses tournées, s'envolait beaucoup plus souvent que lui. Il lui revenait donc la charge d'élever Sophia ce qui ne le passionna pas plus que ça. Eduardo saisit l'aubaine d'un poste de Directeur de théâtre à Buenos Aères et s'envola du foyer familial, laissant Maria et la petite Sophia, trois ans, libres et heureuses d'être débarrassées d'un père narcissique et d'un mari égocentrique.
Quant à Sophia… Que dire de ma sœur ? Je n'aime pas sa voix. Trop aiguë, une voix faussée que je ne supporte pas. Ces voix maladroitement posées me donnent toujours la sensation que la personne se surestime. Des voix de têtes, sans cœur. J'aime quand elle joue avec mes pieds mais qu'elle se taise.
Dans le panneau de droite, mon frère Nathanaël, dit Nat, dont le père n'était autre que Sylvio Pietricchi, illustre ténor sombre et ténébreux avec qui ma mère se produisit plusieurs fois sur scène. Ils eurent Nathanaël dès le début de leur liaison qui allait durer presque quinze ans. Sylvio prit sa retraite et fit carrière comme imprésario. Il fut le Pygmalion de Maria, elle était sa muse. Ils vécurent très heureux tous les quatre mais un brutal accident de la route envoya ad patres le chef de famille. Ma mère fit une grave dépression ; Ma sœur et mon frère vécurent leur première expérience de l'internat puis la vie reprit son cours. Toutefois, ma mère restera très affectée jusqu'à la fin de ses jours, c'est certain. Elle l'a aimé jusqu'au plus profond d'elle-même ; Au fin fond de ses entrailles j'ai pu voir une longue blessure mal cicatrisée, une déchirure jamais recousue.
Mon frère… Il se révèle un brillant jeune pianiste de seize ans promis à une jolie carrière. J'aime la délicatesse de son touché sur la grande musique.
Enfin le panneau central.
A ma gauche donc Sophia, dix neuf ans, intellectuelle, très attachée aux valeurs dites traditionnelles dans sa projection du futur. A ma droite Nathanaël, discret, courtois, poli, au phrasé délicat, dont le futur semble déjà tout tracé. Au milieu Maria ma mère, belle femme d'un sud aux oliviers gorgés d'huile, aux agrumes chatoyants, aux épices sauvages et suaves. Ma mère vient de là-bas où l'on chante avant d'ouvrir les fenêtres, avant de saluer le voisinage en appelant chacun par son prénom.
Mon père quant à lui est ce qu'on appelle assez vulgairement un salaud. Après que ma mère lui ait annoncé sa grossesse accidentelle, il prit ses jambes à son cou pour partir le plus loin possible. Maman décida que je serais son dernier enfant. A quarante quatre ans et compte tenu de sa carrière, cela me semblait très raisonnable. Tout comme le fait qu'elle ait enfin accepté le documentaire sur sa vie. Evidemment, tout ce que je sais, je le tiens de ses entretiens avec la journaliste. Je suis partout avec elle alors j'écoute, jusqu'au moment où sa voix ronronnante me berce puis m'endort. Elle me caresse quand je la sens tendue ou se redresse quand elle me sent détendu. Nous sommes elle et moi à l'unisson.
Maria est le pilier de famille. Malgré ses nombreuses tournées, elle a toujours su être présente, se sentant encore coupable de ne pas avoir été suffisamment présente auprès de Sophia les trois premières années.
Mais revenons à aujourd'hui, jour très spécial puisqu'il s'agit de la fête des mères. Ma première fête des mères ! Je me sens très léger, quasiment aérien. L'atmosphère est claire, j'entends bien les voix. Malheureusement je ne vois pas mais j'entends, mieux, j'écoute. J'écoute avec elle l'adagio d'Albinoni.
Ce jour marque le traditionnel déjeuner annuel imposé dans nos conventions familiales au même titre que les anniversaires. Sophia et Nat sont priés d'être présents quelque soit l'endroit sur la planète où se produit Maria sinon ce serait lui infliger une souffrance, peut-être même la pire. L'habitude fut prise pour le déjeuner, Maria se produisant souvent le soir dans ces occasions spéciales. Elle tenait par-dessus tout à cette marque d'affection qui lui semblait indéfectible.
La porte de la maison s'ouvrit et la voix joyeuse de mon frère retentit dans le vestibule
- Maman ? Tu es là ?
- A la bibliothèque chéri. Prépare nous des cocktails veux-tu, ta sœur ne va pas tarder à arriver
- C'est chouette que l'on se voit ici. Je devais avoir dix ans là dernière fois que je suis venu
- Oui, c'est la première fois depuis la mort de ton père et j'espère que je fais…
Ma mère n'avait pas fini sa phrase que la sonnette de la porte d'entrée la fit lourdement sursauter.
- Nat, tu vas ouvrir s'il te plaît ?
- C'est comme si c'était fait maman
S'ensuivit la conversation suivante :
- Pourquoi as-tu sonné ?
- Pour que quelqu'un vienne m'aider à porter ma valise en espérant que ce soit toi. Ce crétin de chauffeur de taxi n'a pas voulu monter les marches du perron
- Tu ne changeras pas, c'est irrémédiablement fichu. Si je n'avais pas été là, tu crois que c'est maman qui t'aurait aidée ? Le pire c'est que la réponse est oui
Ma mère qui avait tout entendu, décida d'intervenir avant que le ton ne monte trop haut
- Nat va chercher la valise de ta sœur tu seras gentil
- C'est bien parce que c'est toi qui me le demande sinon…
- Sinon quoi ? Glapit Sophia
- Ca suffit ! Vous commencez par me dire bonjour et bonne fête. Nous passerons à table dans une heure. Si vous voulez vous rafraîchir le corps et l'esprit, cela vous permettra peut-être de converser de manière décente pendant le déjeuner. Je vais me reposer, à tout à l'heure.
Nathanaël se mit au piano et emplit l'air des sons aériens d'une sonate de Chopin. Ma mère allongée sur le dos, un rayon de soleil lui baignant le ventre, fredonnait sur la musique. Je percevais le murmure de la rivière qui jouxtait la maison puis je m'endormis. Mais brutalement réveillé pour manifester ma faim, j'envoyai un coup de pied énergique sur l'avant-bras de maman. La proximité a du bon…
Après une douche rafraîchissante, il n'était que midi et il faisait déjà chaud, elle se vêtit d'une longue tunique sur un large pantalon en coton. A l'aise dans ses vêtements, elle m'emmena dans le jardin de fleurs qui épousait la maison. Je sentais avec elle les arômes ; Je me blottissais le plus haut possible afin de m'épanouir dans ses fragrances. L'air était pur et les parfums me faisaient vibrer dans ce que mon être à de plus sensible dans ma perception du monde olfactif. Chantonnant de concert « L'amour est un oiseau rebelle », nous rejoignîmes mon frère et ma sœur dans le patio dans lequel la table était dressée. J'entendais le shaker de Nat qui devait préparer les cocktails de jus de fruits. La conversation était badine, échanges de nouvelles des uns et des autres, Sophia étudiait à Oxford alors que Nat était au conservatoire national de Paris. Maria faisait une interruption d'une année pour se reposer et s'occuper de moi. Mais moi j'avais faim. Nous passâmes à table et la première bouchée me sembla paradisiaque.
Mais, parce qu'il faut toujours un mais, et c'est là que l'histoire commence, le téléphone portable de Sylvia sonna. Elle se leva, nous pria de bien vouloir l'excuser et décrocha. Sa voix était si murmurante que je la perdis très vite d'ouïe.
- Maman ? L'interrogation n'avait d'objet que de retenir l'attention
- Oui Nat ?
- J'ai quelque chose à te dire
- Oui ?
- C'est… Comment dire ? Délicat !
- Dis moi ! Maman avait un grand potentiel d'écoute et souvent l'oreille juste pour ses contemporains
- J'ai rencontré…
- Maman ! Sophia avait des larmes dans la voix
- Sophia tu es si pâle, assieds toi, Nat aide là s'il te plaît. Voilà dans le fauteuil. Qu'est-ce qui ne va pas ? Sophia réponds moi ! Le ton était plus ferme.
- Maman c'est terrible. La voix de ma sœur tremblait. C'est terrible, c'est terrible
- Parle bon sang, s'impatienta mon frère
- Oh toi ça va hein ! Maman…
- Ma chérie !
Ma mère se leva pesamment pour aller s'asseoir dans le canapé du jardin d'été, tapota sur l'assise pour signifier à Sophia de venir auprès d'elle. Cette dernière ne se fit pas attendre et vint dans ses bras, une main posée sur son ventre.
- Voilà dit-elle à mi voix, je voulais t'annoncer quelque chose
- Moi aussi dit abruptement mon frère
- Nat je t'en prie ! coupa sèchement ma mère. Sophia ?
- J'ai rencontré quelqu'un
- Je ne dirais rien soupira Nat
- Mais il est très strict avec les conventions. C'est sa famille
- Toi et un psycho rigide allez faire un couple épatant. Plein de bonheur ! l'interrompit mon frère sur un ton narquois
- Amène moi plutôt un verre d'eau au lieu de dire n'importe quoi ! intervint l'imposante Maria et lorsque ma mère redevenait la Diva, personne ne lui résistait. Sophia, continue chérie
- Nous comptions nous marier
- Et alors ?
- Et bien … Nous avons fauté il y a deux mois. Nous étions avec des amis, hoquetait ma sœur de sa voix trop haute, et l'un de nous a sorti une cigarette de marijuana. Pour nous deux c'était une expérience, juste pour voir mais quand il m'a raccompagnée, ma copine de chambrée n'était pas là et…
Je sentis très fort le pouls de ma mère s'accélérer, ses glandes sudoripares travailler, je la ressentais sur le qui-vive.
- Que se passe t-il Sophia ?
- Je suis enceinte
- Mais c'est une merveilleuse nouvelle ma chérie s'exclama ma mère en enlaçant sa future descendance
- Oui s'écria Nat. Levons notre verre à mon futur neveu ! Il faudra qu'il vienne voir tonton de temps en temps, ça le détendra.
- Espèce de…
- Ca suffit ! Nathanaël, ta crise d'adolescence commence sérieusement à me fatiguer. Alors ma chérie ?
- On a fait un bébé en dehors du mariage. Il ne voudra jamais m'épouser sanglotait la pauvre Sophia. Pourtant il m'aime mais… Oh maman…
Mon frère partit d'un franc éclat de rire. Là je sentis ma mère réagir de l'intérieur, avoir une pulsion d'agressivité quasi animale. Elle se redressa en gémissant et lui dit d'une voix qui ne souffrait pas de commentaires « Tu sors ». Elle était encore debout quand mon frère, en passant près du piano dans le salon, s'arrêta et plaqua les accords de la Norma en détruisant totalement la mélodie. Il passait des sons aigus aux sons graves dans la disharmonie la plus totale. La provocation était évidente. Ma mère vibra encore plus dangereusement. Je ne l'avais jamais vécue comme cela.
Elle inspira l'air et tous ses muscles s'activèrent : ventre, dos, cou, visage, et s'éleva dans les airs la note la plus haute, la plus sidérante pour moi : le contre-Ut. Mais celui-ci plus particulièrement était un son si admirable, si parfait que je restais stupéfait.
Enfin la note se perdit dans une ultime résonance et un perceptible silence s'abattit sur les protagonistes. Maria se rassit en prenant appui sur son bras et s'adressant à Nat lui dit calmement
- Viens. Tu voulais toi aussi me dire quelque chose ?
- Rien de grave maman. Je voulais juste que tu saches que j'ai rencontré quelqu'un.
- Une particularité peut-être ? Ironisa Sophia
- Oui, c'est un garçon ! dit doucement Nat de sa voix redevenue posée
- Les martiens viennent prendre le dessert à quelle heure ? demanda maman puis elle eut un silence. De sa belle voix elle murmura : « Je vous aime ! Je vous aime infiniment mais j'ai besoin d'un intervalle, d'un ambitus. Je vais chercher une hauteur relative comme nous dirions en musique. J'ai juste besoin d'un peu de temps. »
Ambitus ! L'ambitus comme intervalle entre la note la plus basse et la plus haute ; L'échelle sonore dans laquelle se joue la mélodie. J'entendis ma mère dire : « Tout était si calme auparavant. C'est la première année où nous dérapons tous les trois et c'est de ma faute. Une fête des mères par an c'est… c'est comme un mirage, un trompe-l'œil. On ne voit pas ses enfants grandir ! Un jour on prend en pleine figure qu'ils font leurs routes, des routes très différentes vous concernant. Je vous aime comme vous êtes et si je continue de chanter avec autant de passion, c'est parce que vous êtes mon feu intérieur, mon énergie indispensable. Tu es gay Nat ? Et alors ? Ca ne veut pas dire stérile et j'ai peut-être des chances d'avoir un petit de plus. Quant à toi ma toute belle, ne t'inquiète pas, j'irai voir la famille de ton élu. Je vous souhaite à tous les deux d'être très heureux et je dois dire que pour une fête des mères, je suis gâtée. Champagne et dessert pour vous mes enfants. Je vous propose une Tarte Chocolat Orange avec un sorbet Orange Gingembre, le tout maison, comme le reste du déjeuner». Un brouhaha de voix se mêla à la musique qui me parvenait de plus en plus loin mais je n'écoutais plus.
L'ambitus… Je restais pensif. Mon frère avait massacré ce qu'il y avait de plus beau ; Sophia ne cessait de pleurnicher de sa voix de crécelle et Maria venait d'interpréter en une note le plus beau rôle de sa vie. Ce contre-Ut si merveilleux, si parfait, si nécessaire pour que cesse cet intervalle saccadé, ces bassesses de convenances que je voulais garder hors de portée de ma mère.
Je venais en un instant de ressentir où était ma place dans cette famille, je serais l'ambitus ; L'intervalle, la pause, le médium. Il me fallait commencer immédiatement.
Je naquis trois heures trente plus tard dans la maison familiale, totalement sourd suite au cri strident de Maria qui m'avait transpercé de part en part mais la tête pleine de musique accompagnée d'un étrange et très doux contre-Ut persistant dans les oreilles. Plus tard j'écrirais des mélodies dans cet entre-deux. Plus tard je serais compositeur.
Croyais je ! Mais sept ans après, je suis le plus jeune bien sûr mais aussi le plus surdoué chef d'orchestre que ce monde crétin connaisse. Je crois que j'ai tout compris. Je hais les gens et plus particulièrement les malades et les vieux. Oui je ne supporte pas l'avilissement du corps.
Ma sœur est maman de trois filles élevées dans la pratique intégriste d'une religiosité qu'elle arbore en étendard dans des manifestations hystériques de préceptes immuables et quasi fascisant. Mon frère a tellement fait fureur auprès des hommes qu'il s'est senti comme immunisé contre toutes les maladies sexuellement transmissibles. Si le SIDA ne s'est pas encore déclaré, sa séropositivité en a fait quelqu'un d'acerbe, dans la panique du moindre microbe. Je le déteste de s'être détourné de la musique pour se ramasser sur lui, pauvre chose misérable sans aucune projection dans le futur. Maria a mal dans son cancer des os, dans son âme qu'elle pense damnée, comme si le destin de ses deux premiers enfants l'avait laminée de l'intérieur. Je l'aime plus que n'importe qui, peut être même plus que la musique. Mais je la vois soumise à la maladie, prisonnière dans un ghetto où ne dominerait qu'un mirador pour un surveillant armé contre une foule de corps résignés. J'ai entrevu des images de « Nuit et brouillard ». J'ai reconnu le corps de ma mère. J'ai vomi toutes les incertitudes d'un enfant de sept ans confronté à la bêtise crasse des silencieux morts avant d'être morts. Partout la guerre fait rage. La Corée du nord a déclaré la guerre au monde, le monde est sans dessus dessous. Plus rien ne tient debout, tout se fissure dans le désespoir passif de ceux qui sont au front et de ceux qui attendent silencieusement que quelqu'un, quelque part, prenne la décision irrévocable de la fin du monde.
Ma surdité me protège des imprécations sordides de chefs d'états en mal d'autoritarisme, retransmises tous les jours par tous les moyens de communication. Ma surdité me rassure. Je n'ai comme acouphène qu'un merveilleux contre Ut qui me transperce de part en part quand je doute, comme si la note se faisait un devoir de me rappeler pourquoi je suis en vie. Je suis surdoué et je sens, je sais que j'ai une mission à accomplir, un destin irréversible de prodige. J'ai composé une symphonie à six ans qui a laissé Mozart loin derrière moi, moi le génial ambitus que cette planète porte en son sein comme si j'étais le fils de Dieu, quelque soit le nom qu'on lui donne. Je suis vénéré sur tous les continents, adulé par toutes les cultures. Mais je suis un génie en mal d'amour.
Aujourd'hui c'est mon anniversaire et la fête des mères. Sophia et Nat sont venus nous voir Maria et moi comme convenu avec la tradition mais la chaleur, la proximité, l'affection que nous avions les uns pour les autres jusqu'au jour de ma naissance ne sont plus. La famille de Sophia se dresse dans le manteau pudique d'une moralité qui ne laisse aucune place au rire, voire même au sourire. Mes trois nièces sont plus niaises les unes que les autres quant à son mari… Sa stupidité n'a pas d'égal. C'est incroyable d'être aussi petit, mesquin. Il joue l'homme mais c'est un minus qui s'écrase au moindre regard, à la plus petite réflexion de ma sœur. Je les trouve insipides et me demande comment la nature a pu les laisser se reproduire. La nature fait souvent bien mal les choses. Nat est accompagné par son nouveau compagnon, un beau gosse qui exhibe ses tablettes de muscles à défaut d'un quotient intellectuel minimal pour être dans la moyenne acceptable. Je sais pourquoi il fréquente Nat malgré sa maladie : parce que mon frère est le fils de et le frère de ! C'est absolument insupportable. Je le déteste et je déteste encore plus mon grand frère de se satisfaire d'un être aussi minable.
Nous allons passer à table pour déjeuner quand ma mère apparaît accompagnée de son infirmière. Je la regarde saluer tout le monde avec déférence avant de s'asseoir péniblement dans un fauteuil spécialement conçu pour minimiser la douleur. Les larmes me montent aux yeux quand elle me sourit, de ce petit sourire qu'elle n'a que pour moi. Maman ! Maman que je ne peux plus approcher car le moindre contact lui procure une souffrance qui lui tord le visage. De temps en temps, après sa piqûre de morphine, je mets mon index dans sa paume, juste là où il n'y pas d'os, juste là où nous avons physiquement rendez vous tous les deux, rien que nous. Mon index se transforme alors en baguette magique et je pianote tout doucement dans sa main une petite sonate que j'ai écrite un soir de grande solitude. Je sais ce qu'est la mort ! Comment ne pas le savoir avec les images déferlantes des journaux télévisés qui déversent des flots de corps massacrés les uns par les autres. Comment ? J'ai peur, j'ai très peur que maman ne s'en aille trop tôt. Je ne suis pas prêt mais je voudrais aussi abréger ce mal qui la dévore un peu plus chaque jour. Je l'aime à en mourir. Je n'entends pas mais je perçois son affliction bien au-delà des mots. Nous avons un échange basé sur la confiance qui nous parvient par l'ultra son de l'affection que nous nous portons. En langue des signes, je lui signifie que je l'aime. C'est un très beau geste que je ne communique qu'avec elle. Elle me regarde et de sa main caresse l'accoudoir. Je sais ce que cela signifie. Je me lève et vais poser ma tête tout contre le fauteuil, comme le ferait un animal en confiance. Ce rapport est si fort, si tendre que lorsque je me sens brutalement arraché du sol, que je vois la bouche de Sophia s'ouvrir dans ce qui me semble relever de l'horreur du contact que j'ai avec ma mère, mon sang ne fait qu'un tour et je gifle ma sœur avec une violence encore insoupçonnée. Je sens alors tous les regards se tourner vers moi et j'entends, oui je dis bien j'entends, un silence général lourd de réprobation. Surprise, elle me lâche et je tombe lourdement à terre. Le choc est brutal. Ma mère pleure. Ma décision est prise à cet instant précis : ma vengeance sera terrible.
Le soir même, je dirige un orchestre symphonique en France dans la cathédrale de Strasbourg. Il y a au premier rang le triptyque familial et les pièces rapportées, des malades et des vieux, beaucoup de vieux. Sont présents des présidents de Républiques venus d'un peu partout pour écouter et encenser un petit garçon qui a tout compris. Mais ce soir ma vengeance sur la médiocrité mondiale et familiale sera sans limite. Je hais ce monde, je n'aime que ma mère mourante et la musique. Ce soir l'ambitus sera dans une fréquence inattendue. J'ai composé une musique pratiquement divine, insufflée par sept années de terreur mondiale et de désordre affectif.
Lorsque quelques heures plus tôt je suis arrivé devant la cathédrale, j'ai eu pour la première fois le vertige. Victor Hugo disait d'elle qu'elle est « Prodige du gigantesque et du délicat ». Sa hauteur infinie pour un garçon de mon âge me donne l'impression qu'elle n'a pas de limite, qu'elle repousse haut vers le ciel toutes les inhumanités de ce siècle. Je suis fasciné par cette sensation qu'elle peut me tomber dessus, m'écraser comme un minuscule insecte invisible. Pour la première fois je me sens dominé par le gigantisme architectural contre l'infini musical. Puisque reconnu pour mon talent inné de compositeur et chef d'orchestre, j'ai eu droit à une visite privée commentée personnellement par le chanoine des lieux, traduite par mon interprète en langue des signes. J'admire le grand orgue et ses trois claviers, pianote quelques mesures pour en apprécier la sonorité en mettant ma main gauche sur l'instrument puis je vais vers l'orgue de chœur avant de me diriger vers l'orgue de la crypte. Ces trois instruments sont la base essentielle de mon travail, agrémenté de l'éclat des trompettes que j'ai voulu très puissantes pour souligner la force destructrice de ce monde en décomposition. Qu'on me comprenne bien : je n'entends pas au sens strict du terme mais je ressens la musique. J'ai touché tous les instruments pour en connaître leur finalité sonore, caressé toutes les notes pour les percevoir dans leur amplitude. J'ai la musique inscrite au fin fond de mes tripes et écrire sur une portée n'est rien d'autre que raconter l'histoire torrentielle de mon ressenti du monde extérieur. Lorsque je dirige mes compositions, je sais en regardant les musiciens quand je dois lever ma baguette pour la toute puissance orchestrale ou au contraire la diriger vers le trompettiste soliste pour plus de clarté. La flûte piccolo me séduit dans sa douceur infinie, les cuivres me donnent un sentiment de toute puissance. Merci Maria de ce don hors du commun, merci maman de m'avoir emmené sur scène pendant presque neuf mois à la rencontre des plus grands airs. Ce soir sera le jour de mon sacrement, le jour du jugement dernier.
Il est vingt heure trente quand je fais mon apparition devant un chœur de deux cents choristes, un orchestre symphonique au complet et un public en liesse. Ils sont tous debout mais je ne vois que ma mère à moitié allongée dans son fauteuil médicalisé. Je lui souris tendrement en levant ma baguette pour un geste de reconnaissance innée, désignant aux auditeurs la présence de la grande Maria Casadura Estebãn. Les spectateurs lui font une ovation et je les pressens fin prêts à recevoir ma terrible vengeance. Enfin le silence se fait. Je monte sur le trépied qui me permet d'être à la bonne hauteur, me retourne vers les musiciens, lève ma baguette et me laisse envahir par la composition. J'ai écrit ma musique en pensant tragédie symphonique, j'ai répété avec les musiciens et les chanteurs pendant des heures. Le moment est venu de découvrir ma dernière création.
L'ecriture s'inscrit dans de larges proportions et les neuf mouvements se succèdent à un rythme éffréné. Les voix se glissent entre les basses et les aigüs dans une amplitude inégalée. Les orgues se répondent de part en part dans la cathédrale. J'ai explosé la structure classique pour faire entendre la colère que je ressens. Je dirige l'orchestre dans la toute puissance. D'abord les cuivres puis les cordes puis, et surtout, arrive la symphonie pour orgues. Il n'y a rien d'écclésiastique si ce n'est le lieu dans lequel je me produis. Les interprètes suivent les mouvements comme autant de ruches en ébullition. Je suis Bach et Beethoven. Je suis entre la toccata et la neuvième. Je suis et plus je suis, plus j'existe dans une rage inhumaine. Ma musique est grondements de tonnerre entrecoupés de mouvements d'une grande douceur avant de reprendre vombrissante accompagnée des choeurs. Les voix sont à l'unisson, hommes et femmes terriblement émus je le vois dans leurs yeux. Il y a un déferlement organique qui vient me percuter dans le plexus. Je sens le public dans mon dos captivé. Je les ressens comme hypnotisés par l'oeuvre magistrale que j'ai orchestré jusqu'à m'en rendre malade. Ils sont là et je les tiens tous au bout de ma baguette. Je les harcèle au fin fond d'eux mêmes, là où ils ne soupçonnent pas qu'ils puissent écouter à s'en tordre l'oreille interne. Je perçois tous les frémissements des instrumentistes, de la chorale et de l'auditoire. Ma musique leur hurle mon désenchantement de ce monde ramassé sur lui même, pauvre planète qui ne fait que tourner sur elle même. J'ai introduit un solo de harpe qui accompagne une voix de femme chantant le désepoir et se concluant avec un contre ut très long quasimment jouissif.
C'est dans le dernier mouvement que le poème symphonique exprime toute ma haine. L'orchestre philarmonique est sollicité dans tous ses instruments, les choeurs dans toutes les variances imaginables. C'est la libération apocalyptique de la toute puissance hyper réaliste du compositeur qui a saisi que l'ambitus peut être envisagé dans de multiples proportions. Je les tiens tous au creux de la main. Et alors que j'étreins mon oeuvre avec une force irréversible, les murs de la cathédrale commencent à trembler sur eux mêmes. Les statues tombent de leurs socles, l'architecture de la cathédrale est soumise à un tremblement de terre issu de la musique profane. La nef se lézarde en plusieurs endroits. Le sol se met à trembler. Tout en continuant à diriger l'orchestre, je me retourne et contemple un instant ces centaines de bouches ouvertes dans le même cri d'horreur. La cathédrale commence à s'effondrer sur elle même à une très grande vitesse mais je les vois qui sont là, contenus dans la camisole de ma folie meutrière. Je m'attarde un instant sur ma mère. Elle me sourit. Des larmes de béatitude glissent silencieusement sur ses joues et me confortent dans ce que je sais d'elle : elle a compris que ce serait notre dernier concert à tous les deux.
Le dôme se fissure et laisse apparaître un ciel étoilé dans sa plus grande beauté. La béance de l'ouverture ne laisse aucune chance à un possible survivant. Je lève ma baguette pour embraser le monde dans une ultime aria. La foule se précipite mais trop tard, l'édifice est détruit, les murs ne sont plus qu'empilement de pierres sans coeur, sans objectif, sans avenir. La cathédrale Notre Dame de Strasbourg, du haut de ses cent quarante deux mètres, cet édifice qui pendant plus de deux siècles fut le plus haut du monde, cette architecture démeusurée s'écroule dans un vacarme assourdissant. Je vois les organistes se précipiter vers la sortie et j'éclate de rire en regardant les instruments enchevêtrés les uns sur les autres, seule trace d'un concert qui prend fin dans le chaos le plus total. Tout à coup je ressens l'apocalypse. Je fixe une dernière fois ma mère qui a un léger filet de sang au coin de la bouche, un léger sourire sur les lèvres, morte les yeux ouverts comme si elle persistait à me regarder avec bonté. Je lève la tête. La flèche si particulière au sommet de la tour nord du bâtiment vacille. Je ne bouge pas. Ma mort sera symbolique d'une enfance ravagée par la démence humaine.
L'ambitus comme intervalle, pause, médium. L'ambitus comme ultime requiem sur l'égarement d'un monde déjà en état de décomposition avancée. L'ambitus est mort avant d'être né. L'ambitus est un enfant qui a toutes les qualités d'un compositeur poète. Le poète est dans l'ambiguité du devin avec une âme d'enfant. L'ambitus, prodige de l'insensé, est et déjà n'est plus, tout à la fois victime expiatoire et bourreau intransigeant de l'irrationnelle folie des Hommes.
Merci à toi pour le bonheur à cette lecture !
· Il y a plus de 11 ans ·tendresse
Trop tard pour voter mais ton commentaire est en soi un très joli compliment. Merci tendresse
· Il y a plus de 11 ans ·Stéphan Mary
c'est magnifique mais je suis larguée , où faut il voter ? Le texte est-il édité ? Quel talent !
· Il y a plus de 11 ans ·tendresse
Quelques lecteurs - lectrices et déjà des votes ! Merci, merci infiniment. Je me sens comme l'élève qui a rendu sa copie le cerveau bouillonnant et qui attend sa note le coeur battant. Merci de lire et de partager. "L'écriture est vitale, la lecture est indispensable à l'écrit pour que l'écrit vive. " L'enfant poète
· Il y a plus de 11 ans ·Stéphan Mary