L'amour tue violemment

Linda Bachammar

Il va bien falloir que je te raconte, cher journal, ce qui m’est arrivé. Car il n’y a qu’à toi que je puis me confier. Hier donc, j’étais assise à la table de ma coiffeuse. Je m’appliquais à rosir mes lèvres, car je devais me rendre à un entretien d’embauche dans une rédaction parisienne. Cela faisait des mois que j’attendais cette opportunité. Il faut croire que l’envoi pointilleux et régulier de mon cv toutes les semaines le même jour, à la même heure avait eu un effet positif auprès du rédacteur en chef. ‘Si vous êtes aussi tenace dans l’obtention de vos interviews, je parie que vous êtes douée. Je veux vous rencontrer’ avait-il dit énoncé dans un souffle.

Me voilà donc partie en direction du boulevard Haussmann, où se trouvent les locaux du titre. Le rédacteur en chef m’avait proposé de se retrouver dans une brasserie à proximité, car les entretiens d’embauche lui semblaient trop conventionnels. Il préférait bavarder autour d’un café. A peine installée, le voilà qui déboule avec une moue se voulant un sourire. Je me lève, lui offre une poignée de main rigoureuse, et engage la conversation sur des banalités pour réchauffer l’atmosphère. L’homme avait l’allure austère et, après quelques délibérations, il me dit rapidement : ‘racontez-moi’. Je lui narre mes expériences et les reportages les plus passionnants que j’ai menés. C’est alors que je sens une main sur mon genou. Je sursaute, me glace, regarde avec effroi le rédacteur en chef et lui demande solidement : ‘mais qu’est-ce qui vous prend ?’. Il devient alors cramoisi et m’explique qu’il a, depuis un ou deux mois, des pulsions dévastatrices qui lui ont déjà causé de nombreux soucis. Je lui parle de l’affaire DSK et lui demande si sa récente obsession n’aurait pas été influencée par l’ancien directeur du FMI. ‘Si, me répond-il, cela coïncide jour pour jour avec son inculpation.’

Incroyable, me dis-je, et quelle malchance ! Après s’être mis à nu, l’homme ne voudra certainement pas m’embaucher. A moins que… je pourrai lui faire du chantage. Mais voyons, me dis-je intérieurement, tu ne vas pas utiliser des méthodes aussi vils ! Je le laisse encore raconter quelques détails croustillants sur les situations caustiques qu’il a pu vivre, mais qui lui, le font souffrir. Puis je l’interroge franchement: ‘et concernant le job ?’. ‘Il est à vous mademoiselle’. Je ne comprends pas vraiment, mais j’apprends avec enthousiasme que je commence dès à présent. Il veut me présenter l’équipe de rédaction, il est convaincu par mon talent et mes compétences. Je le suis donc dans les locaux et ai du mal à me tenir dos à lui, de peur de sentir de nouveau une de ses pulsions sur mon fessier ou ma chute de rein que je sais attractive… Mais non, l’homme semble s’être repris.

Je pénètre enfin dans les locaux de cette rédaction qui m’a fait tant fantasmer. Je suis présentée aux journalistes et aux graphistes présents, ainsi qu’aux différents chefs de rubrique. Puis, le rédacteur en chef m’invite dans son bureau d’où il appelle les RH, à qui il demande de préparer mon contrat. Il me dit ensuite qu’il souhaiterait vivement me montrer quelque chose. Intriguée, je le suis jusqu’à l’ascenseur. Nous pénétrons dans cet espace exigu. A peine la porte fermée, il bloque l’ascenseur et me saute dessus. Il me bloque contre l’une des parois, mets une main sur ma bouche pour m’empêcher de crier. De l’autre, il sort son membre. Il écrase mes seins, descends ma culotte pendant que je tente de me débattre. Inutile car il a aussi sorti un couteau qu’il retient tout en continuant de me bloquer la bouche. Je n’ai pas le temps de dire ouf que le mal est fait, il a pris son plaisir en moins de deux minutes. Et le voilà qui semble à présent totalement inoffensif. Il me lâche, et se mets à pleurer. Je crois rêver car j’ai moi aussi envie de pleurer, et il serait tout de même un comble que moi et mon violeur pleurions de concert. Dans un élan de rage, je me mets alors à le frapper. Je le rue de coup, sans perdre de vue le couteau qu’il a dans la main mais qu’il ne dirige pas vers moi. Il s’excuse en pleurant et ce moment est d’un surréalisme déroutant. Je lui ordonne d’ouvrir cet ascenseur. Il s’exécute. Je sors en courant et descend par l’escalier de service jusqu’au rez-de-chaussée. Je cours de nouveau et arrive enfin à la porte centrale, qui s’ouvre par automatisme. Je marche à présent avec des pas larges et décidés.

Je marche ainsi pendant près de trois heures, alternant entre pleurs, cris, calme, rires sonores. Je suis comme possédée. Si mon corps ne m’appartient plus désormais après ce viol, mon esprit non plus n’est plus mien. Je me rends compte que je suis à l’autre bout de la ville dans un court moment de lucidité. J’ai laissé toutes mes affaires dans le bureau de ce rédacteur en chef et je n’ai même pas les clés pour rentrer chez moi, ni mon téléphone.  Je me dis que ma vie est finie et que je dois quitter Paris, la France. Je n’aurai jamais le courage de dévoiler toute cette affaire, et l’on ne me croirait peut-être pas. De plus, cela prendrait des années. Et puis, pour quelle consolation ? Cela ne changera rien à ce qui est arrivé. Je pense à mon fiancé, nous devions nous marier dans trois mois. Rien de tout cela ne sera réalisable, tous mes projets sont caducs. Une seule solution : fuir, et ceci le plus vite possible. J’appelle un serrurier, me rends à la banque et file jusqu’à mon appartement en fraudant à bord d’un bus.

J’appelle immédiatement le propriétaire depuis mon fixe pour lui expliquer que je dois m’absenter pour une période indéterminée.  Je lui rends l’appartement et paierai le loyer tant qu’il n’aura pas trouvé un nouveau locataire.  Je me fais couler un bain. J’ai l’impression d’être dans un mauvais film. C’est recroquevillée dans mon bain, que me vint l’idée. Avant de fuir, je le tuerai. Je me rendrai devant les locaux et le suivrai. J’attendrai le moment propice ou le provoquerai et là je me débarrasserai de celui qui avait brisé ma vie en le plantant à l'arme blanche. Il comprendra... 

  • Merci pour ce commentaire encourageant et constructif! Je vais prendre en compte cette remarque sur la chute, car il est vrai qu'un détail sur l'arme du crime pourrait apporter un indice de plus au lecteur pour imaginer le meurtre de revanche que souhaite commettre la victime, qui s'apprête ainsi à devenir elle-même assassin.

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    Linda Bachammar

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