Landowska

carline

                Les veillées de Noël de mon enfance ne se terminaient jamais sans que le cercle réduit de ma petite famille n’entonne un air traditionnel du répertoire allemand, accompagné par ma tante, à l’œuvre sur son piano désaccordé. Mais le souvenir le plus émouvant restera toujours cet instant, où les 4 femmes que nous étions, ma tante, ma cousine, ma mère et moi, réunies auprès du grand sapin réchauffant ces soirées nostalgiques , écoutions religieusement ma grand mère nous raconter une énième version de l’incroyable histoire de Landowska.

Cette histoire berça mon enfance et je n’osais la souiller en la répétant à mes camarades de classe, tant la force narrative de ma grand mère faisait revivre l’ombre de la guerre , la perte de mon grand père et  l’ héroïsme de ce petit cheval, Landowska, qui n’avait peur de rien. L’histoire de Landowska ne s’ effaça jamais de ma mémoire mais l’adolescence nous rendant incrédules et dubitatifs, je me mis à douter de tout et spécialement de ce conte qui tenait plus de la légende que de l’histoire vécue.

Ma grand mère et ma tante moururent  puis quelques années plus tard, je perdis ma chère mère . Je récupérai ses affaires, les quelques photos de son enfance, sauvées de la guerre, de l’exil, précieusement conservées dans un petit coffre  et la….je découvris une photo de Landowska ;une petite photo sépia aux bords dentelés, sur laquelle un cheval à la robe pie fixait l’objectif, la tête haute et le port altier. Il m’apparut tel que je l’imaginais lors des veillées de Noël , lorsque ma grand mère nous le décrivait, fier et malicieux, compagnon fiable ne craignant rien, ni les bombes ni les coups de fusil.

Emballée et protégée par du papier de soie, de retrouvai aussi une boule de Noël en verre , à l’intérieur de laquelle un petit cheval  se cabrait et dont les yeux étaient représentés par 2 perles brillantes. Les larmes ne mirent à couler dans mes yeux, j’avais oublié cette boule qui parmi tant d’autres bien différentes, garnissait le traditionnel grand sapin et qui était le dernier souvenir matériel de Landowska. Ma cousine et moi avions le droit de l’admirer mais surtout pas de la toucher. Et voilà maintenant qu’elle me revenait.

Je m’assis sur le fauteuil qui ne reverrait jamais ma mère, et la merveilleuse histoire de Landowska, telle que ma grand mère la racontait, me revint en mémoire comme l’effluve d’une délicieuse madeleine fait réapparaitre la magie de l’enfance de certains.

                Tout commença en 1935, année de naissance de ma mère. Elle vint au monde à Dantzig, ville libre qui n’était pas encore annexée à l’Allemagne du 3ème Reich et qui allait un jour devenir Gdansk en Pologne. Mon grand père y tenait un florissant commerce de bois .

Mais je vais laisser la parole à ma grand mère, dont les mots revenus à ma mémoire relatent l’histoire d’une vie, d’une famille,  de destins chavirés par la guerre et sauvés par l’incroyable caractère d’un petit cheval. Ma grand mère commençait toujours son récit ainsi :

- Mes enfants, cette année encore nous sommes la, ensemble, en vie pour fêter Noël. Quelle chance nous avons eues que le ciel me fasse rencontrer votre cher grand-père, ce bel allemand aux cheveux blonds et aux yeux si clairs que j’ai suivi jusqu’à Dantzig pour fonder cette famille. Monique, mon ainée, tu as eu la chance de connaître ton papa avant que la guerre ne nous le prenne. En 1935, année de ta naissance, nous avons eu un bel été. Je te promenais souvent dans un  landau rouge ,nous allions dans les squares de la ville  et c’est la que je l’ai vu pour la première fois : un petit cirque miteux s’était installé sur une place proche de la maison. Je t’emmenais regarder les animaux dans l’enclos et j’ai vu le cheval !  Un petit cheval pie, la queue en panache, galopait d’un coin à l’autre de l’enclos. Il avait fière allure et semblait se demander ce qu’il faisait enfermé dans un enclos aussi ridicule qui ne lui permettait pas d’exprimer sa puissance et sa fougue.Un matin alors qu’un membre du cirque nourrissait les bêtes, je me suis approchée du jeune homme et lui ai demandé si ce cheval était à vendre, je rêvais de faire un cadeau à mon cher Hans,votre papa, qui me gâtait tant. Le jeune appela le patriarche qui tout heureux, d’empocher une belle somme qui ferait vivre sa famille et son cirque quelques semaines, se débarrassa volontiers de ce cheval capricieux . Le cheval s’appelait Landowska. C’était un petit hongre à la robe pie qui exécutait un numéro de cirque avec les clowns et son rôle consistait à s’effondrer et paraître mort lorsque l’un des clowns lui tirait dessus avec un fusil peint en rose et à l’ extrémité duquel  sortait une rose quand on appuyait sur la détente. Mais Landowska exécutait son numéro quand bon lui semblait et pouvait faire le mort, couché sur le flanc sans daigner se relever au signal du clown ou bien se redressait en ruant ce qui mettait en danger le pauvre homme qui s’y connaissait autant en équidés qu’une poule en mathématiques…… tout cela compromettait le spectacle et le vieil homme se dit qu’un cheval cabochard pourrait se trouver à chaque coin de rue alors que l’aubaine d’une belle somme ne lui était jamais apparue auparavant.

Je fis livrer le cheval à la propriété et l’offris à mon cher Hans pour son anniversaire. Hans fut immédiatement sous le charme de Landowska, qui fut heureux, lui aussi, de trouver un maitre à sa hauteur, digne de confiance et cavalier hors pair. Hans partait en balade avec Landowska chaque fois que son emploi du temps le lui permettait, et lui apprit aussi à tirer un attelage dans lequel j’étais fière de me promener avec ma jeune fille. Et parfois, Hans  s’amusait aussi à tirer 2 coups de feu en l’air et Landowska ne manquait jamais de se jeter à terre, mimant le mort à la perfection. Landowska savait aussi faire le mort au signal de 2 claquements de langue consécutifs. Ce petit jeu amusait beaucoup la galerie lors des soirées organisées à la maison. Nos invités en abusaient parfois mais Landowska ne semblait pas leur en tenir rigueur et semblait heureux de faire plaisir ainsi aux amis.

Mais la guerre arriva, et tout bascula .Hans n’était pas nazi, il ne partageait pas les visions du Führer et bien qu’étant d’une noble famille prussienne, il ne cautionnait pas ce qui arrivait. Je savais que la belle vie était terminée et que son peu d’entrain à servir le III ème Reich lui porterait préjudice. En effet, un jour il reçut son ordre de mission pour le front russe.

- Babette, ma deuxième enfant chérie, tu venais de naitre. Le jour où Hans partit au front, il passa beaucoup de temps avec vous mes filles, puis il partit faire une dernière promenade avec Landowska qu’il pansa longuement à son  retour. Il rangea le filet, la selle et ses bottes au fond de l’écurie et pour la première fois, ferma la grange à clef. Je su à ce moment précis que je ne le reverrai jamais.

En 1942, n’ayant aucune nouvelle de Hans, je me demandais quel serait notre avenir à Dantzig, moi française, seule avec mes deux filles et un cheval. Bien sur nous avions de l’argent, des bijoux mais cela faisait surtout des envieux. Les denrées alimentaires se faisaient rares, surtout la viande et un cheval seul dans une pâture devait réveiller l’appétit de certains.  Un matin de bonne heure, j’entendis des cris dans le pré derrière la maison. Je me précipitais à la fenêtre et vis des hommes essayant d’attraper Landowska. Le pauvre tentait de leur échapper et galopait, ruait sans se laisser faire.

Je pris le fusil de Hans, armé de balles à blanc et tirai plusieurs coups de feu en l’air comme il faisait pour amuser les amis . Les hommes prirent momentanément la fuite mais ma décision fut prise,il fallait fuir. Je rassemblai nos biens les plus précieux, bijoux, argenterie et manteau de fourrure et surtout des couvertures pour vous couvrir, mes filles. J’attelai Landowska et dans la panique qui précéda l’arrivée de l’armée russe à Dantzig, je pris la fuite, avec vous . Je savais déjà que je devais tenter de regagner ma France natale.

Comment un tel équipage allait pouvoir survivre dans cette tourmente que vivait l’Allemagne dont le régime nazi s’effondrait ? Les campagnes et villages traversés n’étaient que ruine et désolation, des tirs de fusil résonnaient partout mais Landowska, sans broncher , sans faire le moindre écart, nous emportait loin du bonheur passé.

Le soir, lorsqu’il fallait faire une halte, j’osais parfois frapper à la porte d’une ferme qui me paraissait amicale et demandai le gîte pour nous quatre. A chaque fois, l’hospitalité me coutait un bijou, ou une babiole en argent. Mais ma pauvre Babette, tu avais besoin de lait frais et vous étiez si maigres et affaiblies que je pensais ne jamais pouvoir vous amener en France vivantes.

Un soir, aucun gîte n’étant envisageable, nous nous sommes arrêtés prés d’une chapelle abandonnée. Il y faisait trop froid pour y dormir, je fis rentrer Landowska dans la chapelle, dont les bancs avaient depuis longtemps déjà , été brulés pour servir de bois de chauffage aux habitants. Nous n’étions plus à un sacrilège prés. Deux claquements de langue et Landowska se coucha , je pouvai alors vous allonger toutes deux, contre son flanc. Je me joignai à vous pour ne pas mourir de froid et Landowska ne fut plus uniquement notre moyen de transport mais aussi notre protecteur.

Les semaines passèrent, nous cheminions toujours vers Strasbourg, je n’avais presque plus de monnaie d’échange pour nous nourrir. Un soir, alors que nous étions en Bavière, je demandai encore une fois le gîte à un paysan,un homme seul et âgé, qui n’était pas parti à la guerre. L’homme semblait surtout intéressé par Landowska. Ses bêtes avaient été mangées ou tuées depuis longtemps et l’hiver avait été rigoureux. Il est rapidement devenu menaçant et lorsqu’il a pointé son fusil sur moi me disant que c’était ma vie ou celle du cheval, je crus que nos vies prendraient fin ici. Landowska n’était plus attelé . Monique pleurait à mes côtés, accrochée à mon manteau et Babette dans mes bras , ne se réveillait plus tant elle était faible. Je demandais au paysan si je pouvais dire adieu à mon cheval , je m’approchai de lui et fis claquer deux fois ma langue auprès de son oreille. Immédiatement Landowska se coucha ; Pourquoi avais-je eu cette idée ? Je ne le saurai jamais, un curieux instinct de survie peut être, une confiance en mon fidèle compagnon d’exil …. ? Le paysan surpris et décontenancé, s’approcha de mon petit cheval mais il eut la mauvaise idée de passer derrière lui. Aussitôt, d’un bond, Landowska se redressa et rua de toute ses forces. Le paysan fut projeté en arrière et je pense qu’il fut tué sur le coup. Je n’ai pas cherché à savoir, j’ai rapidement attelé Landowska et nous sommes partis, au galop. Landowska venait de se sauver la vie et à nous peut-être aussi.

L' Allemagne n’était plus qu’un grand champ de ruine, j’appris par un prêtre que nous avons croisé dans une chapelle qui nous servit encore d’abri, que Dantzig et Berlin avaient été rasées. Nous n’avions plus rien, je savais que votre père était mort sur le front russe, et pourtant il me fallait avancer, pour vous, pour survivre. Landowska était d’un courage exemplaire . Un jour, alors que les tirs fusaient de toutes part, je le sentis frémissant. Il ne faisait aucun écart,ne bronchait pas mais je savais qu’il ressentait la peur. Il avait appris à la dominer. Contrairement à l’instinct de fuite du cheval, Landowska prenait sur lui, dominait ses craintes pour n ‘écouter que les encouragements timides que j’essayais de lui transmettre. Il me forçait à me montrer courageuse moi aussi. Nous nous épaulions l’un l’autre. Plus d’une fois, je crus que tout était fini mais Landowska allait de l’avant et la vie continuait. Je lui parlais souvent alors que nous cheminions, ma voix le rassurait sans doute et son pas régulier et sûr, était devenu mon soutien moral. Par moments, j’avais l’impression que Landowska veillait sur nous, que votre père lui avait demandé de nous protéger, de ne pas nous laisser tomber s’il lui arrivait malheur. Bien sur, je n’essaye pas de faire de l’anthropomorphisme, Landowska était un cheval et non un humain, je le savais, mais son courage et son infaillible loyauté me rappelaient que ces qualités étaient aussi celles de mon époux et peut être que leur amitié avait été liée au partage de ces valeurs. Tout comme un cavalier peureux transmet sa peur à sa monture, mon mari avait su révéler le courage et la fidélité de ce loyal compagnon.  C’est ainsi que nous sommes arrivés à Strasbourg, vivants . Je retrouvai ma mère, mon unique famille encore en vie et elle m’aida à trouver un maréchal ferrant qui avait la place pour héberger Landowska chez lui.

La guerre était terminée, nous devions repartir à zéro, j’avais tout perdu : mon mari, sa scierie qui était sa fierté, notre maison,  et mes plus belles années mais j’avais gagné une chose : je savais maintenant que tout l’or ne vaut rien sans le courage d’aller de l’avant, et ce courage, cette force, c’est ce petit cheval qui me l’ insuffla chaque jour de cette triste équipée qui nous sauva la vie de l’extermination qui fut le lot de la plupart des habitants de Dantzig à la fin de la guerre. Je pensais souvent que si Landowska tenait le coup, je devrais y arriver aussi, pour vous mes enfants.

                 Mes filles, mes petites filles, si vous êtes aujourd’hui en vie, c’est certainement grâce à Landowska, ce petit cheval qui n’avait peur de rien. Vous n’êtes pas obligées de raconter cette histoire, on ne vous croira peut être  pas ou l’on se moquera de vous mais sachez que dans la vie, vous ne pourrez  compter que sur vous même , votre courage, votre orgueil , vous n’aurez pas forcément un cheval aussi héroïque pour vous aider à rester dans le bon chemin et si vous êtes au fond du gouffre, pensez à cette phrase que je me répétais sans cesse lorsque Landowska tirait notre équipage, «la peur ne fait pas avancer,aies confiance en toi,tu vas t’en sortir » . Et je me suis souvent demandée, si Landowska ne pensait pas comme moi.

            Les années ont passé, Landowska vécut jusqu’à l’âge de trente ans dans une petite ferme au Nord de Strasbourg, on ne lui demanda plus jamais de tirer un attelage ou de faire le mort. Je ne l’ai jamais connu.  De  toute cette histoire il ne reste qu’une petite photo sépia aux bord dentelés, une boule de Noël en verre avec un petit cheval qui se cabre et le souvenir de la voix de ma grand-mère qui nous racontait chaque veillée de Noël, l’incroyable destin de Landowska.

Signaler ce texte