Un canasson

garou

         Au cœur de la nuit lourde, un orage gronde, le calme est revenu, les enfants ne pleurent plus. Les ombres rougeoyantes caressent les façades des maisons, j’en vois des luxueuses, au moins trois, autour de moi. J’en aperçois d’autres au loin, au fond de pâles ruelles, dont certaines menacent de s’écrouler. Des toits à demi enfoncés, par quelques mauvaises tempêtes, sans doute, doivent laisser passer la pluie. Ceux qui vivent là pourraient les réparer...

          Qu’est-ce que je fais là ?

          On me fait une mauvaise blague, tout va s’arranger. Je ne connais pas encore les mœurs par ici, mais après tout, ce ne sont que des humains. On verra demain…

          En attendant, comment ont-ils pu tous m’abandonner de cette manière, après avoir festoyé une partie de la nuit à mes côtés ? Ils ont chanté, -enfin si on peut appeler ça chanter-, mangé, dansé, les filles ont ri, certaines presque nues, celles que des hommes ont serré parfois d’un peu plus près. J’ai aperçu des ombres furtives s’éloignant brusquement dans quelques recoins, fuyant les regards envieux de certains mâles en rut. J’ai entendu des rires plus forts, imaginé la pression de quelques mains pour atténuer les cris de bouches en cœur. Les belles ont caressé de leurs gestes tendres, les élans fougueux d’amants libérés. Je crois sentir encore la fièvre, la sève et les saveurs musquées.

          Quelle claque ! Je me retrouve maintenant, planté comme une vieille rosse qui se serait perdue soudainement dans de futiles mondanités. On est loin des écuries royales, je ne suis pas si fragile, et sais garder mon rang. Je devrais peut-être fermer les yeux, garder les dernières images encore fraiches, et disparaître. Oui, si je le pouvais, je crois qu’on ne me verrait plus demain.  Je voudrais que tout ça n’ait été qu’une illusion, tant pis pour les retardataires, ils doivent être laids. Effacer ces dernières heures de la mémoire, réduire à néant chaque seconde de cet univers sans saveur.

          J’ai pourtant pensé que la fête avait été organisée en mon honneur, un sentiment léger a plané en permanence. Et même, si penser de cette manière peut paraître prétentieux, je me fiche pas mal qu’on puisse s’en offusquer. Je m’octroie cette liberté, et la revendique particulièrement. On m’a placé au milieu de cette immense place, et je ne crois pas au hasard. J’ai été le roi de la fête, tous les regards se sont tournés vers moi. J’ai cru lire tant de joie et d’espoir dans certains, j’ai reçu, du sourire des femmes, des myriades d’ondes plus douces qu’une eau fraiche dans la fournaise.

          Les gamins m’ont approché de plus près, ils sont moins peureux que les grands, et certains seraient bien montés sur mon dos, mais les vieux les surveillaient. Que nenni ! La confiance s’arrête là. On regarde, mais on ne touche pas. Hey ! Je ne suis pas en sucre, soyez tranquilles pour votre progéniture, ils sont innocence et jeu, rires et câlins, leurs mères devraient s’en souvenir. Mais elles, l’esprit ailleurs cette nuit, retrouvent la flamme dans les yeux des pères, reposent déjà leur verre, la tête en arrière.            

          Les premiers bipèdes –ce ne sont plus des hommes maintenant- m’ont déjà abandonné avant le tomber du soleil, il n’y avait pourtant rien d’urgent selon moi. Ils ont passé un temps particulièrement long à me bichonner, sans geste d’affection cependant. De vrais professionnels, je n’imaginais pas qu’on puisse prendre soin de moi à ce point. C’est un peu comme une naissance, loin d’une forêt où quelques cyprès se sont aventurés. Je me suis habitué à leur présence, et au fil de jour, ai senti la vie comme jamais. Ils se sont débarrassés de moi sans état d’âme quand je prenais mes repères, et trouvais un réconfort certains auprès d’eux. Zou !

          Je disais donc : les autres, dehors, m’ont déposé dans ce lieu hostile, entièrement entouré de murs. Impossible de m’échapper, la seule issue a été refermée. Adieu mes envies d’évasion, si par malheur, m’était venue l’idée de retrouver quelques lumières. J’étais encore plein de leurs attentions rassurantes, et maintenant, ceux de dedans, parmi lesquels un sacré lot d’ivrognes, me larguent aussi.

          Je dis ivrognes, mais c’est surement exagéré car si l’alcool a pas mal coulé cette nuit, quelque chose me dit qu’ils n’en boivent pas souvent. Alors forcément, boire de façon débridée, ça fait des dégâts. Certains ont été ramassés par d’autres moins gris que les chats, j’en vois derrière une carriole dans un coin qui finiront la nuit dehors.

          J’ai vraiment pas de chance aujourd’hui et n’irai pas les panser. Manquerait plus que ça. Tous partis, plus aucune âme qui vive. Il reste quelques lueurs de buchers qui s’essoufflent, ressemblant à de vagues feux de paille maintenant, les derniers regards de braise sont loin.

          En début de soirée, les viandes ont été rôties, juste sous mon nez, j’en ai senti la chaleur et les sucs. Prétendre que je suis amateur semblerait douteux, mais je dois avouer que pour une fois, ce n’était pas désagréable. Je n’ai pas le souvenir d’avoir senti une seule odeur aussi intensément que celle-ci, jamais avant ce soir, ne me demandez pas pourquoi.

          A la vue du festin, loin de moi la tentation de m’inviter. D’ailleurs, l’aurais-je pu si jamais l’idée m’avait effleuré ? Je suis resté impassible, un peu comme ces vieux chevaux blancs qui attendent patiemment la fin de l’averse, et fredonnent sur un air d’arc-en-ciel… On m’a prêté une attention particulière tout ce temps, mais personne ne s’est vraiment adressé à moi. Est-ce la façon d’accueillir un hôte que de le réduire à manger avec les chevaux de bois ? Car, enfin, ne suis-je pas l’invité de la fête, celui sans qui chacun se serait ennuyé dans son lit froid en attendant demain.

          C’est à en devenir frustré. Il faut dire, à leur décharge, qu’il n’y a que des humains sur cette place. Peut-être que si quelques congénères avaient été présents… on aurait pu partager !

          Ah ! Non ! Pas que des humains ! J’ai aperçu quelques chats gris par endroits, du genre maigres, manquant d’allure, sans pédigrée, pas comme moi. Ils se sont approchés du feu, ont cru reprendre des couleurs, en respectant leur rang, et m’inspectant de haut en bas, tard. Certains ont même été agressifs, du moins dans leurs intentions, parce qu’aucun d’entre eux ne s’est approché de trop près. J’ai dû les impressionner, et cette sensation est vraiment agréable.

          Ils sont partis, je parle des humains ! Je n’ai pas été prévenu, n’ai pas vraiment eu mon mot à dire. Je ne sais pas comment j’aurais pu communiquer, leur langage résonne comme une langue morte. Je suis incapable de les comprendre, ne peux même pas me débattre. Alors, ruer dans les brancards, inutile de rêver. Je suis pourtant libre de mes mouvements, on ne m’a pas enfermé, enfin, si ce n’est entre ces murs de pierre. J’admets qu’il a fallu me pousser, me tirer, devant et derrière, je prêtais le flanc, sans discuter. Ils s’y sont mis à plusieurs pour me faire pénétrer dans les lieux, et semblaient vannés.

          Non que je sois récalcitrant, mais je suis lourd, on a dû y passer un temps infini… Je ne suis pas un cas rosse, mais le terrain était escarpé, le léger dévers n’a pas arrangé les choses. Ils ont attrapé une belle suée, j’ai vu des souffles courts, certains m’auraient éperonné avec un profond délice s’ils avaient pu. Je crois qu’ils étaient contents à la fin, ils sont restés un moment à m’observer, puis m’ont laissé tranquille et sont repartis. J’ai trouvé ça cavalier, et ne me suis pas retourné ! Ma fierté sans doute !

          Les autres, ceux de dedans, était d’autres humains, que je n’avais encore jamais vus. Ils n’avaient pas les mêmes tenues, pas les mêmes odeurs. Beaucoup d’entre eux n’étaient pas très bien sapés, on aurait dit des gueux. Certains n’étaient pas en bonne santé. Je n’ai pas eu peur, je les trouvais tous petits, même les plus grands d’entre eux. Ils sont venus progressivement, j’ai pensé un instant que les premiers venaient en éclaireurs. Ils se sont approchés lentement, déployant une prudence que je n’ai pas vraiment comprise. Je ne crois pas avoir un physique ingrat, mes formes sont bien proportionnées me semble-t-il.

          Une femme, très belle, a chanté tout près de moi, longtemps… sa façon de m’accueillir sans doute. Un vertige m’a pris, une vibration infinie accompagnant le chant, presque un grondement… elle est repartie rejoindre les autres. J’ai cru l’apercevoir pendant la fête, elle irradiait les lieux de ses cheveux blonds.

          Je suis seul maintenant, et depuis un long moment dans cette nuit triste. Tout gargouille, j’ai la sensation de plomb dans l’estomac, captant des relents de vieux cuir, on dirait même que ça éructe çà et là. En fait, je me sens lourd. Rien que je puisse vraiment expliquer, mais quelque chose me dépasse. Pas de quoi m’impressionner, mais je ne suis pas vraiment habitué, c’est même la première fois. Je n’ai pas froid, bien que les nuits soient assez fraîches depuis quelques temps dans la région. J’étais mieux sur la plage.

          Le lieu redevient hostile, cette fin de nuit m’ennuie. Ai-je du mal à digérer tout ça ? Le brouhaha était tout-à-l’heure insupportable, il pourrait finir par me manquer. Il est indécent, ne serait-ce que par le respect dû à mon rang, de me laisser seul de la sorte. Qu’ont-ils cru ces marauds, j’ai des envies moi aussi. J’ai mes propres rêves, pas les mêmes que les vôtres surement, mais il faut les respecter. Vous semblez ignorer qui je suis. Ne vous a-t-on pas appris les bonnes manières ?

          Oui, j’étais vraiment mieux sur la plage. Derrière ces murs qui m’encerclent, je voyais se dessiner toutes sortes de fables, je pouvais imaginer mon univers, j’aurais peut-être pu vivre à mon gré. Il n’est pas bon d’enfermer un esprit libre, nul ne sait ce qui peut lui passer par la tête. Il peut lui venir des idées de destruction massive, des envies de meurtres parfois, quand on veut un peu trop l’aliéner. Je n’en suis pas encore là, mais quelle tentation ! J’ai envie d’un autre destin, veux poser mes sabots où bon me semble.

          J’aurais aimé fouler le gazon tendre d’un hippodrome, m’aligner sur une ligne de départ en narguant mes concurrents, et courir à bride abattue pour gagner les plus belles courses. Je vois déjà certain podium, sur lequel un jockey à la parade m’aurait peut-être déjà oublié pour savourer sa gloire naissante. J’imagine ma revanche par une chute savamment calculée dans une autre course, pas de celle qui m’aurait anéanti définitivement, juste de quoi faire avaler la poussière à l’impudent. Mais je n’ai pas l’âme olympique, je cours pour la gloire, par pour les lauriers.

          J’aurais, dans d’autres temps peut-être, travaillé la terre, et soulagé les hommes du fardeau trop lourd des labours de printemps. Je sais que plusieurs de mes ancêtres ont dû poser leurs pas lourds dans des chemins boueux, dans des ornières abruptes et sournoises, au risque de se rompre les os. Je sais que des harnais ont écorché leurs encolures, des licols trop serrés ont tenaillé leur têtes, je le sens dans mes entrailles. La cravache a retenti, sans doute un peu trop fort, ou trop tôt.  J’ai en mémoire le goût métallique du mord, usé par le temps, limant les dents patiemment. 

          Quelque cocher m’aurait attelé à une calèche, sur la belle avenue du monde pour transporter d’un trot impatient, une galante en robe de crinoline vers son amant. Il aurait été élégant en livrée sombre et chapeau Victorien, m’aurait paré de harnais flambant neufs pour l’occasion… Je sais que mon pas aurait été le plus fin, le plus léger, envoutant chaque pavé sous mes sabots. J’aurais amadoué la mouche, aurait tenté de décrocher la lune et fait claquer mes fers. Tous les passants se seraient tournés vers moi, j’aurais perforé mes œillères à coup d’œillades.

          J’aurais peut-être combattu dans quelque bataille cruelle et sordide, au cours desquelles les âmes de jeunes hommes tout juste pubères sont sacrifiées au profit d’un Roi trop ambitieux, d’un vassal trop belliqueux. Combien de mes congénères ont péri sans pouvoir esquiver les coups, pris parfois pour cibles pour désarçonner les cavaliers. De boucheries inhumaines en souffrances abrégées d’un coup sec, tous ont laissé un lourd tribut, sans jamais se rebiffer.  

          Je vois au loin, de fières Amazones impudiques, la taille fine et le sein lourd, lancées elles aussi dans une bataille trop brutale, où se perd leur féminité. Qu’ont-elles besoin de prouver qui puisse servir leur destin ? N’ont-elles d’autre but que de guerroyer ?

          Je préfèrerais ces femmes délicates et parfumées, dans une oasis ou un riad, préparant un thé à la menthe, confiant leurs arabesques au désert. Je deviendrais le plus ténébreux des pur-sang entre leurs mains de fées.

Je voudrais porter l’insouciance de jeunes vierges dans de longues promenades en forêts, au bord des lacs, sur quelques plages chaudes. Je les accueillerais nues, montant à cru, envelopperais leur corps de quelques voiles et entamerais un duo rythmé par leur grâce.

          Puis, au fil de l’eau, traverser les alizées sans en avoir l’air, parcourir les plaines, dessiner un nuage à tête de loup. J’accosterais les étoiles, les mènerais vers les récifs que des tempêtes masquent de lames meurtrières. Bateaux en perdition guettant le phare derrière les brumes mortelles. Feux follets dérivent, s’éloignent des rives. Un hippocampe me guide de ses confidences, s’abandonne aux songes des marins égarés.

          Un cri, une hulotte peut-être, interrompt brutalement mon voyage. La forêt guette l’aube, je la sens frémissante juste derrière les murs. Quelques rafales de vent du large s’y engouffrent, tentent d’y déposer des embruns, repartent mourir sous d’autres cieux.  La cité dort, plus rien ne bouge, le silence s’alourdit.  La colère me gagne de nouveau, je voulais l’oublier mais elle s’affine dans chaque recoin de mon corps. Je sens les vibrations, le cuir rémanent, les vapeurs de mauvais alcool. Le son rauque des voix basses m’interpelle, celles que j’entends depuis plusieurs heures. Je ne rêve plus, elles me hantent, déterminées.

          Les chuchotements s’amplifient, les voix deviennent caverneuses, résonnent de plus en plus fort. Je suis secoué de toutes parts, j’entends des pas qui se pressent, mon estomac s’anime, s’allège peu à peu. Un groupe d’individus investit la place prudemment. Ils vont partout, ce sont ceux de dehors, ceux qui m’ont abandonné cet après-midi avant de reprendre la mer. La porte de la cité s’ouvre, laisse entrer une marée humaine dans les rues encore endormies. Les chats ont déguerpi…

          Au fil des minutes, toute la ville s’enflamme, les cris masquent les pleurs, les hurlements deviennent insoutenables. Chaque maison est visitée, retournée, les habitants expulsés. Tous les hommes sont égorgés, laminés, exterminés, je n’en vois aucun échapper au désastre. Ceux du dehors n’épargnent pas les jeunes, les étripent et les abandonnent un peu partout. Je reconnais ceux qui couraient après les belles, ceux qui ont trop bu, qu’elles n’ensorcelleront plus. Ceux qui ont trop mangé ont la panse à l’air, le visage grimaçant, les yeux révulsés.

          Je voudrais détourner mon regard, revenir en arrière et refermer mes entrailles. Je voudrais n’être point né sur cette plage, il n’y avait point de haine dans la cité. Il y avait juste de l’amour, et la joie pleine de quelques ripailles. Qu’ont fait ces hommes pour que ceux qui les guettaient dehors s’acharnent ainsi ?

          Leurs femmes sont-elles plus belles, leur ciel est-il plus bleu ? Il m’a semblé reconnaitre les mêmes rires, les mêmes chats, la même brutalité chez les mâles de chaque côté du mur. Quel Dieu maléfique pourrait justifier cette barbarie ?

          Ceux de la plage, regrettant de m’avoir confié à ce peuple confiné dans la cité, ont peut-être voulu me ramener d’où je venais. Ils n’auront pas su comment agir, de peur d’essuyer un refus, ont décidé le rapport de force. J’aurais aimé être médiateur, j’aurais même pu me partager. On aurait loué ma lucidité, je serais vraiment devenu un héros, et pas seulement celui d’un soir. Tous se seraient rencontrés, auraient fait la fête, auraient bu au même verre, embrassé les mêmes femmes, au moins une fois.

          Mais il est dit que quelques chefs doivent en avoir décidé autrement, je souhaite maintenant qu’une braise s’anime à mes pieds et illumine le ciel intensément. Je ne suis l’héritier d’aucune histoire, et ne supporterai aucun avenir près de ces êtres qui ne rêvent que conquêtes à tout prix.

          Je cherche un ange…

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