L’ange

Cleo Ballatore

Photo Marion Pluss

Incrédule, je regarde la photo. Je visite une exposition sur les camps de réfugiés. C'est moi cet ange à la figure barbouillée de crasse, aux mains sales. Les détails de cette scène surgissent brusquement de ma mémoire. Nous venons d'arriver au camp. Je serre contre mon coeur  comme un trésor un petit berlingot de lait que m'a remis une dame très gentille. Elle m'a aidée à insérer la paille dans le rectangle de carton. Je suis transie de froid et affamée. Nous avons marché longtemps sans boire ni manger. Mon grand-père me tient contre lui, ses mains fermement posées sur mes frêles épaules.  

Nous venons d'un endroit où il y a la guerre. Je me souviens encore du bruit strident des sirènes, du vrombissement des avions et du vacarme assourdissant que font les bombes quand elles explosent. Ensuite, une grande lumière illumine la ville. On entend alors “au feu ! au feu !” et des cris et des pleurs. Quand notre immeuble a été détruit, nous étions à la cave. Nous nous sommes extraits des gravats avec ma mère et mon grand-père. Notre rue n'existait plus.

Nous avons ensuite fui la ville en cendre avec une foule de gens. Notre errance a duré des jours et des nuits. Quand je ne pouvais plus marcher, ma mère ou mon grand-père me portaient. Ma mère pleurait doucement. Ma grand-mère, mon père et ma soeur ont disparu dans le bombardement.

Une fois au camp, Grand-père s'active. Il monte notre tente. Il va faire la queue pour se procurer des couvertures et des provisions. Il va chercher de l'eau. Il ne dit rien ou peu de choses. Il n'a jamais été très bavard. Demain, il dit qu'il ira voir pour les papiers et essayer de téléphoner. Mais, le soir quand il s'assoie, il a l'air d'avoir mille ans. Il est devenu tout ratatiné. Ses épaules sont voûtées, ses cheveux ont blanchi et ses yeux sont perdus dans le vague. Parfois, il y a de l'eau dedans. Son seul espoir est de téléphoner à son autre fils qui est au Canada. Il s'accroche à ce coup de fil de toutes ses forces.

- Tu va voir, me dit-il. On va prendre l'avion. Il y a aura plein de bonnes choses à manger. Une fois là bas, t'auras une robe neuve et ta mère aussi.

Avec l'innocence de l'enfance, j'ai foi en lui. Malgré la boue, la pluie et la crasse, je crois que telles des chenilles nous allons nous transformer en papillons parés de couleurs étincelantes et nous envoler loin, très loin de cet enfer.

Et, j'ai raison. Il nous faut attendre quelques semaines mais mon oncle réussit à organiser notre transfert. Avec ma mère, nous nous adapterons vite à cette nouvelle vie mais pas lui. Il mourra deux ans plus tard, déraciné. Il avait trouvé un vieux pêcher dans un jardin abandonné qui lui rappelait son pays et sa maison. Il allait souvent s'y asseoir avec son pliant échangeant parfois des souvenirs avec des vieux émigrés venus comme lui de pays lointains.  

atelier Bricabook
Signaler ce texte