Langue froide
fatimax
J’ai si froid à la langue que je ne peux plus parler. Langue bloquée comme par mille glaçons enfournés depuis ma gorge jusqu’à la lisière de mes lèvres.
Toi qui me trouvais bavard, maman, ici, je sais me taire. En d'autres circonstances, nous aurions souri ... mais, ici, mon sourire a des engelures et ma joie aussi.
Ici, tout se tait, tous se taisent, comme si leur langue avait décidé d’hiberner avec ce petit animal étrange que nous avons surpris, hier, près du camp.
Réponds-moi, maman. J’ai besoin d’entendre un mot chaud de ta langue, de ta bouche, un mot doux prononcé avec ton sourire ou même ta colère. J’aimerais même t’entendre me gronder comme quand j'étais petit et jouais trop loin de toi. Tout plutôt qu’être là et n’exister pour personne sauf pour cette neige. Viens, parle, remplis ce vide, cette blancheur mortelle de ta voix colorée.
Seul le vent me répond quand je t’appelle…
Ô mon Sénégal, toi, m’entends-tu ? Je ne peux pas crier, je peux juste murmurer dans le creux de mes pensées. Mes nuits sont sans rêve. Tu m’entends ? J ai tellement vu ici que je ne sais plus parler. J’ai perdu tous les mots pour décrire, je les ai perdus près des corps de mes frères et je n’irai pas ramasser les miettes de mes discours passés. Mes voyelles sont semées près des cadavres amis, mes consonnes maculées du sang de l’ennemi, je vais les laisser mourir avec eux.
Mes frères, encore vivants, sont comme moi, silencieux et froids. Ceux que tu connaissais puissants et vaillants sous notre soleil, ne sont plus ici que des peines sur pattes. Ils luttent, je t’assure, mais ils font peine à voir. Ils tombent, l’un après l’autre, flocons de neige et disparaîtront en recouvrant la terre de leur sang blanc.
Je tombe, maman…
Moi, ils me regardent comme l’Intellectuel, ça te fait rire, hein, maman ? Moi, Intellectuel…Tout ça parce qu’un soir, après la bataille, deux m’ont surpris en train de pleurer.
Ô mère, ô Sénégal, si vous m’écoutez, vous, vous comprendrez ce qui les a surpris. Ils pensaient que je pleurais par peur ou par nostalgie. Personne n’a compris quand j’ai répondu que je pleurais parce que j’avais mal à l’Homme. Plus qu’aux pieds déchirés, aux bras endoloris, plus qu’aux mains brûlantes d’engelures, plus qu’au ventre vide, j’ai mal à l’Homme.
Mal en cette partie de moi que je sens, comme mon tibia, mais que je ne sais pas bien le situer. Il est partout et nulle part, ce bout de moi qui me relie à l’humanité entière.
Cette partie de moi, j’aimerais la retirer comme une appendicite tant elle me tire, m’enfle et me fait palpiter de douleur à chaque coup de fusil, à chaque mort annoncé.
Je ne comprends plus rien, mère. J’ai presque envie de te rejoindre dans ton ciel blanc …
mais je sais que tu n’aimes pas ceux qui n’affrontent pas la vie comme l’ennemi.
Alors je serre les dents, les poings et les flocons. Il neige deepuiis si longtemps que j'ai oublié ce qu'était la terre nue. J’attends qu'elle se deshabille. Je fonds, immobile.
J’attends qu’on nous appelle pour combattre et combattre, pour ne surtout plus attendre et attendre et penser et penser …. Penser que tout cela est absurde.
Vite la bataille, qu’elle me prenne dans sa tempête de neige, pour oublier, qu’au fond, je ne sais même plus pourquoi nous nous battons.
c'est poignant, on sent bien ce sentiment pire que la nostalgie : le regret; qui saisi cet homme et le laisse assis là, sans volonté.
· Il y a environ 11 ans ·On saisit bien l'horreur des combats, leur vacuité.
joli texte !
eclectik-girl