L'anomalie

Gaetan Serra

J'exerce un métier a priori barbant et rédhibitoire pour approcher la gent féminine : je suis psychiatre. À la seule évocation de ma profession, toute personne normalement constituée ou se prétendant équilibrée aurait peur de se trouver analysée de la tête aux pieds. Des années de thérapies avaient par ailleurs rendu ma conversation très monosyllabique, ponctuée de bruits parfaitement codés qui avaient valeur de réponse, en tout cas auprès de mes malades.
Plus le temps passait et plus j'envisageais de finir seul. Dans mes extravagances les plus folles, je me voyais tellement rongé par ma solitude que je me rêvais devenir moi-même sujet d'étude pour un confrère. Un détail cependant jouait en ma faveur : les hommes s'épanchant peu sur leur malheur, le champ était relativement libre pour une patientèle très féminine. Après un tri concernant la gravité des faits qui les amenaient chez moi, depuis la petite déprime médicamentée jusqu'à la grosse psychose, je pouvais réévaluer mon avenir et envisager le fait que la femme de ma vie pouvait se trouver parmi elles.
Un jour, Alice est arrivée sur mon divan. Elle venait consulter pour un trouble de la personnalité assez sévère. Elle passait toute sa vie avec Lola, son amie imaginaire qui la suivait partout, tout le temps. Alice était une femme plutôt petite mais fort jolie, un carré plongeant lui ouvrant son visage tout rond. Elle ne vit dans un premier temps en moi que le praticien et je m'en tins à ce rôle au début. Elle était parfaitement consciente de ce qu'elle nommait "l'anomalie", non pas qu'elle s'en apercevait, mais elle avait accepté le fait que si tout le monde lui faisait la remarque, c'était bien qu'elle était malade. Selon elle, lorsqu'elle s'installait sur le canapé à chaque séance, Lola s'installait sur une chaise, à mi-distance entre elle et moi. Elle n'hésitait pas à regarder cette chaise vide lorsque parfois je l'interrogeais, cherchant une certaine forme d'approbation. Certains jours, elle l'interpelait directement en lui posant des questions. Son amie semblait toujours lui répondre puisque ses interventions, bien que suspectes à mes yeux, semblaient faire mouche en elle.
Pour pouvoir la comprendre et identifier le mal qui se cachait derrière, il fallut bien que je rentre en contact même avec Lola.
- Vous n'avez qu'à lui demander, répliqua-t-elle, après tout si elle vient chaque semaine, vous auriez tort de vous priver…
Je dus bien me faire comprendre que j'aurais besoin qu'elle se fasse son porte-parole, qu'en tant qu'amie, elle serait la plus à même de retranscrire le plus fidèlement possible ses paroles.
J'essayais de trouver la faille, la projection d'Alice en Lola, mais ne la trouvai pas. Cette dernière avait son existence propre, sa date de naissance, sa voiture incroyablement décrite, sa famille. Aucun détail de ma patiente ne se retrouvait dans cette grande blonde plantureuse qui, comme moi, avait la passion des chevaux et écoutait du Nino Ferrer.
Je dus bien vite me rendre à l'évidence : chaque semaine, j'attendais la venue de celle qui était devenue ma patiente préférée. Je la faisais rester de plus en plus longtemps. Je mettais tout ceci sur le compte de son état que je trouvais inquiétant alors juste qu'il stagnait et ne s'améliorait pas. Mais Alice ne payait pas plus cher les consultations alors elle n'y voyait que du positif. Je sentis que j'avais totalement basculé le jour où, triturant machinalement mon coupe-papier, je lui ai dit : "la séance est pour moi." Je crois qu'elle n'en est pas revenue. C'est aussi à ce moment où j'ai eu peur de lire dans son regard qu'elle croyait que je cherchais à passer sur la couche avec elle.
J'essayais bien de me raisonner mais l'amour a ceci d'aliénant qu'il nous fait faire n'importe quoi. Il nous fait nous attacher à n'importe qui : des inconnus, des personnes qui nous font du mal, des personnes qui nous sont interdites. Tout autant de raisons que la raison ignore. J'étais en train de devenir un fou amoureux et il n'y avait pas de psychiatre pour cela.
Bientôt, je commençai cependant à ressentir la frustration de pas pouvoir assouvir mes sentiments et de pouvoir avouer ce que j'avais sur le cœur. Une fois même, j'ai éprouvé de la jalousie lorsqu'elle me raconta un peu plus en détail ce que l'une et l'autre faisaient de leurs vies sexuelles.
Ce n'était pas très déontologique de ma part, mais je n'étais plus à ça près. L'avant-dernier mercredi où je l'ai eue en analyse, j'ai fait asseoir Alice sur la chaise au lieu du canapé. Elle est tombée des nues et ne comprit pas de suite pourquoi. Je n'avais envie de n'entendre qu'elle. Elle hantait mes nuits, elle était celle que je recherchais depuis longtemps. Je l'aimais, et ce, depuis le premier jour où elle avait fait irruption dans mon cabinet.
Je me suis avancé vers le canapé, me suis assis au bord en collant ma tête contre le tissu et j'ai essayé de sentir son parfum, sa présence. Alice me guida, comme prenant un malin plaisir à faire de moi sa marionnette. C'était de bonne guerre, je me servais bien de la petite comme tremplin pour atteindre la grande. Sa vie continuait d'être romancée mais tout ceci m'était complètement égal.
Mercredi, c'était la dernière fois que je les recevais. La présence de la petite brune m'était devenue insignifiante, je savais qu'elle était là, mais je niais son existence. Le sablier tournait bien au-delà du permis et j'oubliais totalement les patients qui suivaient après elle. Lorsqu'elle se racla la gorge pour manifester son impatience, je m'aperçus qu'elle devenait le seul obstacle à mon bonheur. Bien que l'idée m'excitait, je savais que notre ménage à trois était impossible et qu'elle aurait du mal à la partager avec moi, à terme. Mon coupe-papier à proximité, je le lui plantais du plus fort que je pouvais dans la poitrine.
Il n'y avait enfin plus qu'elle et moi dans ce cabinet de toutes les confidences. Le corps ensanglanté et gémissant de ma patiente était un détail que je règlerais plus tard. Je voulais juste lui avouer tout ce que je ressentais, librement. Mais il n'y avait que les râles d'agonie d'Alice pour exprimer les dernières minutes de vie de son amie. Je venais de supprimer mon petit cœur, par perte collatérale.
Tout ceci n'était qu'une grosse anomalie. Mais mon amour, lui, n'avait rien de mort, ni d'imaginaire.

  • elle est excellente cette histoire!, le soignant est encore plus fou que son patient
    , plus personne n'osera aller voir de psy apres avoir lu ça!
    j'aurais juste terminé l'histoire par ton avant dernière phrase "Je venais de supprimer mon petit cœur, par perte collatérale." :)

    · Il y a presque 8 ans ·
    B%c3%a9b%c3%a9 rigolo

    Florence

    • merci beaucoup :)
      oui c'est vrai que peut-être c'est en trop ;)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Gaetifini3

      Gaetan Serra

  • Ecriture très fluide, on se laisse porter par le récit, et on ne s'attend pas forcément à la chute, ce qui est une bonne chose de mon point de vue.

    Je n'ai noté qu'une petite faute : "la frustration de pas pouvoir assouvir" => manque le "ne".

    Je m'abonne pour pouvoir suivre vos futurs écrits. :)

    · Il y a presque 9 ans ·
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    tabellion

    • merci, j'écris en première intention donc n'hésitez pas à me faire des retours de ce genre :)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Gaetifini3

      Gaetan Serra

    • j'en posterai d'autres dans les jours qui viennent :)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Gaetifini3

      Gaetan Serra

  • J'ai beaucoup aimé l'histoire et je trouve ça très bien écrit, c'est très fluide.

    · Il y a presque 9 ans ·
    846e34fa

    roxie

    • merci beaucoup roxie :)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Gaetifini3

      Gaetan Serra

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