Lap dance

ben

La musique est forte, les basses puissantes… Il sent une vibration envahir son corps. La jeune femme danse doucement, presque tendrement. Ses mouvements sont retenus, témoignant d’une certaine maîtrise technique. Elle l’effleure parfois, de sa main, de son bras, de ses cuisses, mais avec une légèreté surprenante.
Sous ses longs cheveux ondulés, son visage se dérobe. Parfois, d’un geste souple et délicat, elle les replace derrière ses oreilles, laissant apparaître des lèvres sans expression. Elle semble absente.

Lui aussi est absent. Il observe la danseuse, apprécie les volutes formées par sa jupe, mais son esprit est ailleurs. Depuis le matin déjà, une idée occupe son esprit : vingt-sept ans dans quelques jours, mais aucun avenir. Il a passé la journée à arpenter sans but les trottoirs de Paris. Cet anniversaire qui se profile n’est pas le véritable objet de sa mélancolie, plutôt un catalyseur. Les six derniers mois ont réduit à néant ses projets, et il n’arrive plus à espérer.
Tout avait commencé par une promesse d’avancement. Il devait quitter son poste de commercial en manuels scolaires pour un emploi au siège de la société. Financièrement, cela ne représentait pas une grande promotion, mais il n’aurait plus à battre l’asphalte du lundi au samedi. Isabelle et lui s’en réjouissaient. Ils pourraient se retrouver, recommencer les longues promenades qu’ils aimaient tant.
Lors de la réunion trimestrielle avec sa direction, il était confiant. Ses objectifs étaient largement atteints. Et pourtant… Réduction budgétaire, domaines d’activité trop concurrentiels abandonnés, licenciement.
Malgré la déception, Isabelle l’avait soutenu. Elle savait qu’il allait vite rebondir. Ne l’avait-il pas toujours fait ? Mais les candidatures, par dizaines, étaient revenues avec la même réponse laconique : profil intéressant mais inadéquat.
Son moral avait décliné. Il commençait à se négliger, ne se levait pas toujours le matin, gardait les mêmes vêtements trop longtemps.
La veille, Isabelle lui avait annoncé, refoulant un sanglot, qu’elle ne pouvait plus vivre ainsi. Façon détournée de lui signifier qu’elle le quittait.

Sous la lumière tamisée du club, la peau laiteuse de la danseuse miroite faiblement. S’agit-il de paillettes ? Son parfum est enivrant, mais il ne parvient pas à retenir son attention. Elle est pourtant belle. Lui tournant le dos, elle semble sur le point de s’asseoir sur ses genoux. Elle se contente de le frôler, dans un troublant va-et-vient. Sous la jupe vaporeuse, il devine la forme un peu anguleuse de ses fesses. Frêle écran à la nudité, la soie crisse au contact de son pantalon.
Perdu dans ses pensées, il ne remarque pas les regards des clients alentour qui se posent sur lui. Comment ce jeune homme peut-il arborer un visage si morne, semblent-ils se dire, lorsqu’une telle beauté se dévoile sous ses yeux ?

Il pense à Isabelle, et n’arrive pas à déterminer s’il est triste de la voir partir. Il songe aussi à son emploi perdu. A ce sujet, il n’a aucun doute : ce boulot ne lui avait jamais plu. Un cancre comme lui vendant des manuels scolaires, quelle ironie. A six ans, il détestait déjà l’école. Chaque samedi, la dictée était une corvée insurmontable. Au désespoir de ses parents, il s’en tirait toujours avec un zéro. Il tentait bien d’hasarder un regard, de temps à autres, sur la copie d’un voisin, mais celui-ci se montrait toujours intraitable. D’un regard furibond, il arrondissait le dos, cachant ainsi son précieux travail, et lui ôtant toute chance d’améliorer sa note.
Heureusement, il y avait Marie. Quand elle le surprenait en train de lorgner vers sa copie, elle lui ouvrait le champ d’une discrète rotation du buste. Ce geste gracieux l’émerveillait. Ce n’était qu’un léger déplacement de l’épaule vers l’arrière, un simple changement de posture, mais il exprimait toute la douceur de Marie, sa générosité, et suffisait à transformer son allure. Elle en devenait lumineuse.
Après la classe, lorsqu’il la remerciait, elle esquissait un sourire timide imperceptiblement tordu et replaçait délicatement ses cheveux derrière ses oreilles. Elle ne prononçait pas un mot. Cette gestuelle était sa manière de communiquer ; un langage d’émotion.

La danseuse, qui a laissé choir sa jupe depuis quelques instants, fait volte-face. Elle s’assied à cheval sur lui et entreprend de déboutonner son chemisier. Cette fois, il voit nettement son visage. Un peu trop maquillée, elle le regarde langoureusement.
Elle détache le dernier bouton puis, lentement, rapproche ses épaules vers l’arrière, d’un geste bouleversant. Ses seins menus et nacrés surgissent sous la lumière safranée. Une fois encore, son visage se perd dans sa chevelure soyeuse. Lorsqu’elle la replace par mèches, derrière ses oreilles, ses yeux croisent le regard de son client pour la première fois. Gênée, elle sourit dans une étrange torsion de la bouche.
A son tour, son chemisier tombe au sol. Elle ne garde de sa tenue qu’un string blanc. La danse va bientôt se terminer. Suivant un rituel réglé, elle s’apprête à se dérober, vêtements à la main, dans un clin d’œil coquin au client suivi d’un baiser sur la joue. Mais en posant son regard sur le jeune homme, elle le voit plus troublé qu’elle ne l’aurait cru. Une larme coule sur sa joue.
Certaines danseuses font parfois pleurer les clients. Elle n’y était jamais parvenue.

Signaler ce texte