L'Arc d'Eros, Chapitre Trois

Lorsque je m’éveillai, ce matin du 16 février, j’eus l’impression d’émerger d’un rêve à la fois très réel et très bizarre.

Il ne pouvait en être autrement, c’était forcément un rêve : Éros tenait de la mythologie, et par définition son arme magique aussi. En plus, très honnêtement, j’avais déjà assez de choses à gérer comme ça, entre les enfants, leur père, ma moitié de pomme donc, la maison, les courses (non pas de chevaux), et tout le St Frusquin, sans, en plus, avoir sur mes frêles épaules à devoir apprendre à viser droit au cœur de qui que ce soit pour en faire un(e) amoureux(se) transi(e), façon dessin animé ou conte de fées. Qui plus est, j’ai toujours refusé d’avoir une arme à la maison : les dangers sont déjà partout, sans en rajouter une couche.

Je me levai donc, d’attaque pour passer une matinée normale, comme de bien entendu : les petits-déjeuners pour les enfants, emmener ma fille à l’école, faire un peu de ménage et surtout les courses, histoire de pouvoir leur préparer à manger. Sitôt tout mon petit monde prêt, je déposai Justine devant le bâtiment scolaire et Robin chez ma voisine le temps de filer à l’hyper du coin.

Il était 9 heures du matin, j’arrivai pile pour l’ouverture, ce qui me faisait gagner un temps monstre.

Alors que j’errais entre le rayon laitages et les surgelés, une idée me traversa l’esprit, encore embrumé des images d’Éros agonisant et disparaissant sans laisser de traces. Je tentai d’imaginer, non sans amusement, comment j’aurais pu gérer la possession de cet Arc Divin.

Sauf que, et c’est là que j’ai vraiment commencé à douter de ma santé mentale, à peine le mot « Arc » se forma-t-il dans mes pensées qu’il m’a semblé que quelque chose prenait forme dans la main qui se tendait pour saisir les yaourts à boire. Incrédule, je crus distinguer une fraction de seconde la silhouette élancée d’un bois courbe qui disparut aussitôt. Secouant la tête, maugréant contre ma pénurie de sommeil, je me dis que je devais couver quelque chose et que ce genre d’hallucination pouvait m’envoyer tout droit en maison de repos. Je pris une inspiration profonde, choisis des crèmes au chocolat nappées de chantilly et reléguai mes images oniriques de cette nuit quelque part loin au fond de ma mémoire, avant de passer à la caisse.

Enfin, ça, c’est ce qui aurait dû se passer.

Le problème, c’est que malgré mon envie d’oublier, malignement, mon esprit se révolta et se remit à fonctionner à toute allure alors que je déposais mes articles sur le tapis roulant : « Et si je n’avais pas rêvé ? Et si les Dieux étaient réellement parmi nous ? Et si j’avais vraiment à ma disposition personnelle le fameux Arc d’Éros ? Et si cet Arc était la solu… » La phrase n’eut pas le temps de finir de se formuler qu’à nouveau, je sentis une forme dans ma main droite. Mais cette fois, ce ne fut ni fugace, ni une hallucination : oui, il venait d’apparaître au creux de ma paume, devant mes yeux éberlués, et n’avait manifestement pas échappé à l’employée du magasin qui perdit son sourire avant de me regarder comme si j’étais une bête de foire.

« Heu… bonjour, souris-je en tâchant de faire comme si de rien n’était.

–   Bonjour, répondit-elle en reprenant contenance et en continuant de typer les produits qui s’étalaient sur le tapis roulant. Vous faites des tours de passe-passe ? s’enquit-elle sans plus me fixer.

–   On ne peut rien vous cacher ! fis-je en affichant une sérénité que j’étais loin de ressentir.

–   Et pourquoi un Arc ? Vous en faites ? continua-t-elle en cherchant visiblement à comprendre comment j’avais réussi ce tour-là.

–   Bien obligée, pensai-je en mon for intérieur avant d’ajouter plus haut, bah, ça change des lapins et des colombes !

–    En effet », s’autorisa-t-elle enfin à sourire tandis que j’essayais de poser l’Arme dans le caddie pour ranger mes courses au fur et à mesure qu’elles passaient… sans résultat, puisqu’il semblait faire partie de ma main.

 Je tentai une pirouette :

« Mon tour n’est pas encore au point, j’ai dû mettre trop de colle, remarquai-je en lui montrant que je ne réussissais pas à me dessaisir de l’Arc, heureusement que le ridicule ne tue pas, soupirai-je, d’un air contrit.

–   Il paraît que c’est à force de travailler qu’on réussit, voulut-elle me rassurer. Je vais vous aider à emballer tout ça, ajouta-t-elle aimablement.

–   Merci infiniment !

–   Je vous en prie, et quand ce sera au point, je serai ravie de voir ce que ça donne !

–   Comptez sur moi, promis-je.

–   Voilà, ça fera 137,14 euros », conclut-elle en regardant sa machine. 

Je sortis ma CB, réglai et me rendis à ma voiture. Alors que j’étais perdue dans mes réflexions, bénissant cette époque où je ne risquais plus d’être brûlée sur un bûcher, l’Arc disparut comme il était apparu… J’en profitai pour ranger mes achats dans le coffre, ramener le caddie et filer rapidement, avant qu’il ne cherche à réapparaître pendant que je conduisais, ce qui aurait eu des conséquences encore plus dangereuses.

Lorsque j’arrivai à la maison, je déchargeai le tout et me servis un café après avoir téléphoné à ma voisine pour savoir si elle pouvait me garder le petit un peu plus longtemps que prévu : j’avais vraiment besoin de faire du ménage.

Ce que je ne lui dis pas, c’est que c’était dans ma tête que j’avais besoin de faire le ménage, et force était de constater qu’il y avait du boulot.

Pendant quelques semaines pourtant, plus rien d’étrange ne secoua ma routine, et j’en vins tout doucement à me dire que finalement la maison de repos me ferait peut-être du bien. Je n’avais bien évidemment parlé à personne de ces mésaventures. Tout juste l’avais-je évoqué dans mon blog, me disant que ça faisait une jolie nouvelle, quitte à me faire charrier gentiment par mes lecteurs et amis qui passaient régulièrement.

Puis arriva la veille de la fête des mères.