L'ascension
--mephisto--
Alors comme ça, tu es revenu...
Montre moi ce que tu sais.
Et ce, pour que je sache aussi.
Ne garde pas tout pour toi.
Ne garde pas tout en toi.
Pense a ceux qui n'ont pas ta chance.
J'en fais partie.
Que vont-ils croire?
Que vais-je penser?
Que tu es mort avec ton secret.
Que tu nous as oubliés.
Montre à ton frère comment on fait.
Pour être heureux.
Toi, tu l'es devenu, que je sache.
Tu nous as nargués, de ton nuage.
Pendant que nous, nous engagions la lutte contre l'ennui.
Alors? C'était plus simple pour toi, au départ, non?
Ton échelle était plus solide que la nôtre.
Plus robuste.
Elle t'a amené tout en haut, c'est bien ça? Comment a-t-elle tenu?
Est-ce parce qu'au fur et à mesure de ton ascension, tu t'allégeais?
Moi, je n'ai jamais réussi à monter plus haut que cet arbre, là.
C'est déjà bien, un peuplier, tu vas me dire.
Certains n'ont jamais dépassé le toit de leur propre maison.
J'ai essayé de te suivre à vrai dire.
Tu t'en souviens? On montait au même rythme.
Le sourire sur les lèvres.
On plaisantait.
Le ciel s'offrait à nous.
Et puis, arrivé aux trois-quarts de l'arbre, j'ai regardé en bas.
Pas longtemps, je t'assure.
Un instant, pas plus... pour juger du chemin parcouru.
Et alors même que je me tournais vers toi pour te raconter, tu avais pris un buste d'avance.
C'est alors que j'ai essayé de te rattraper.
Pour te le dire à l'oreille.
Qu'en bas, tout s'était rétréci.
Que c'était beau, mais qu'on aurait tout aussi bien fait de rentrer.
J'ai essayé, mais je trébuchais.
Ca devenait dangereux.
Pour chaque barreau que je laissais derrière moi, toi tu en franchissais deux.
J'ai crié.
J'ai crié après toi.
Tu t'es arrêté.
A partir de là, j'ai accéléré de trébucher.
Mais tu n'as rien fait. Pas même un regard.
Et lorsque tu a remis ton pied sur le barreau suivant, j'ai senti que tu allais continuer seul.
Je te sens serein. Tu y es arrivé, j'en suis sur.
Je ne t'en veux pas tu sais. Tu étais mieux armé.
J'ai du faire demi-tour. Ma famille me manquait.
Je ne l'ai jamais compris. Toi... ta femme et ton fils sont restés.
Mais toi, toi...
Raconte-nous, ce que tu vois de là-bas. Il paraît que nous sommes, des fourmis.
Nous fourmillions donc à tes pieds.
Raconte. Etait-ce, comme on dit, humide et doux, comme le sexe d'une femme?
Ou bien était-ce cotonneux et paisible, comme dans un rêve?
Tu sais, avec les autres là, on n'a pas arrêté de parler de toi.
Au début, c'était quelque chose, il fallait voir ça : tu faisais les gros titres.
Tout le village se réunissait chez la Mère Louise pour les commenter.
Ca jacassait, ca se tracassait, ca s'engueulait.
La vie, quoi.
Ta vie. Tu remuais les souvenirs qui sentent bon les vieux livres.
Et nous, les pauvres qui allions mourir ignorants...
Penses-tu.
Tantôt comique, tantôt un soupçon de tragédie venait nous faire la nique.
Mais, attention, la vraie!
Pas celle réchauffée qu'on nous vend les soirs, à 20H.
Car, mine de rien, on ne s'y est pas fait de suite, à ton départ précipité.
On se sentait à la fois cons et damnés.
Mais Louise, chapeau bas, elle tient la route.
Portant les godets à bout de bras jusqu'à pas d'heure. Sacrée Lou.
La seule qui n'ait jamais douté de ton retour.
Fais lui plaisir, va la voir, et, avant de repartir, goûte à sa tarte aux myrtilles, qui sait si ca te retiendra un moment de plus parmi nous.
Car je sais que tu vas repartir, n'est-ce pas?
C'est André et son accordéon qui nous l'ont chanté, un soir d'automne.
Dès qu'il nous entraîne à la danse, la Vérité en jaillit. C'est comme ca.
Il nous revigore ce beau monde. Ah non, y'a pas dire.
Depuis que tu es parti, ca a bien changé par ici.
Mais revenons à toi, et donc...à nous.
Tu n'as donc rien à nous dire après tout ce temps?
J'espérais une pensée. Quelque chose quoi. Que tu nous mettes sur la piste aux étoiles, la tienne.
Celle qui t'a menée entre Saturne et Jupiter.
Ecoute bien : j'amène les autres, on organise une fête, André, son accordéon, la vérité, et toi.
Qu'est-ce que t'en dis?
Et devant tout ce beau monde, sur l'estrade, devant M. le Maire et sa femme,
devant les écoliers et les infirmières, les mourants et les vaillants, tu énonceras fièrement :
"Je suis monté à une vitesse de 0,25 mètres par seconde, sous un vent constant à 2,4 m/s. L'inclinaison de l'échelle était nulle au départ mais chaque 1500 mètres, elle se courbait de 2 degrés. Etc."
Quel tableau! Tu vois ca? M. le Maire et sa femme! Et devant, une représentation du bonheur.
Oh, mais qu'est-ce qui t'arrive bon-sang? On dirait que ça ne t'emballe pas plus que cela. Tu peux quand même passer une soirée avec nous! On n'est rien à côté de toi, certes, mais ce n'est pas une raison de repartir comme un voleur! Dis-nous... dis-moi! Sinon je prends mon balluchon, et mon vieux, je te garantis que ça ne se passera pas comme la première fois. Je ne te lâcherai plus d'une semelle. D'ailleurs, tu sais quoi, je vais préparer mes affaires, illico. Donne-moi 5 minutes, pas plus. J'ai le droit à 5 petites minutes, n'est-ce pas? Tu ne vas pas te sauver, hein? ... Hein??? Mais réponds pardi, on t'a coupé la parole ma foi, ce n'est pas possible! Mais à quoi tu joues? Tu me mets les nerfs mon frère, tu le sais? Tu vas voir si j'ai la trouille moi, pour qui tu me prends? Rendez-vous dans le champ, derrière l'église, là où l'on faisait les fous quand on était hauts comme trois pommes...
Tiens. Alors comme ça, tu m'as attendu. Je n'y croyais pas à vrai dire. Tu es prêt? Je ne sais vraiment pas si je dois te remercier... Tu viens, tu repars et tu veux m'enlever à ma famille. A mes fils!! Et pourquoi? Pour ton DIEU de pacotille? Mais tu ne vois donc pas que la vie, elle est là, sous tes yeux!! Ce blé qui pousse sous tes pieds, cette légère brise qui s'engouffre dans les feuillages, nos enfants! Pourquoi m'emmènes-tu avec toi? Je ne t'ai jamais autant haï, mon frère, qu'en cet instant. Comment peux-tu choisir l'exil ? Abandonner les tiens! Personne ne le peut, tu m'entends?? Personne. Ne bouge plus! Stop! Ne fais pas un pas de plus, je t'en supplie, sinon... je serai obligé de t'en empêcher. Tu me feras t'enfoncer ce couteau tellement profondément dans ta gorge que tous les habitants de cette plaine entendront tes gémissements!
Arrête-toi, je te dis... M'oblige pas à... arrête-toi fils d'Adam!! Tu penses que je suis incapable de te fendre le crâne??? Comme tu te trompes! Alors regarde bien ... regarde comment en cet instant, ton bras devient le mien... écoute comme il entaille tes veines et te transperce la poitrine. Alors? Tu grimaces? Ca pique un peu, hein? Sens comme tu flanches, comme écrasé par les raisins d'une colère que tu as fait naître en moi!
Abel, mon frère, reste tranquille.
Ferme les yeux.
Tu ne partiras nulle part.
Ta place est ici, sous notre terre.