Laure
-nicole-
Je t'entends, tu sais ? J'entends ta voix douce et claire comme un matin de juin. Tout chante autour de moi. Tu es là, dans le rayon de lune qui perce les persiennes. Je te sens aussi… si ! Une senteur de violette, fine, légère, fraîche, c'est toi n'est-ce-pas ? Pourquoi tu ne me parles pas ? Pourquoi tu ne me dis pas que… Je ne sais pas si je voudrais l'entendre.
Alors tu es revenue. Te revoilà, enfin insouciante et volage. Pourquoi as-tu tant attendu ? Je te vois maintenant, si, si, je vois ta silhouette se détacher dans la clarté de la nuit, juste derrière la fenêtre. Entre Laure, entre et viens me chanter les chansons d'autrefois. J'aimais tellement ta voix, si douce, si chaude… brûlante parfois. Tu chantais si bien, si longtemps, jusqu'à ce que les larmes viennent perler au bord de nos cils… trop longtemps. Je n'ai jamais pu oublier les jolies larmes luisantes qui sillonnaient tes joues et qui mettaient sur ton visage encore plus de lumière, comme de minuscules soleils aux éclats bien trop blancs.
Aujourd'hui, j'ai eu quinze ans. C'est drôle de penser qu'à présent nous avons le même âge. Si demain arrivait je serais plus vieille que toi. Qu'est-ce que tu dis de ça ? Viens ! ce soir c'est fête et je veux être libre. Dehors, il fait presque jour. La lumière de la nuit rend encore plus noire l'ombre du grand chêne, et, dans le champ, entre les bouquets de fenouil et de folle-avoine, les petits cailloux blancs répondent aux étoiles. Je sais que tu sais…
J'ai mis mes chaussons et enfilé la robe de chambre bleue… celle que tu portais autrefois, celle que maman a raccourcie pour moi. Tu viens ? Tu te souviens de nos fugues nocturnes ? C'étaient des soirs comme celui-là : sereins, tièdes et bruissant.
La nuit est belle, elle nous appartient toute entière, rien qu'à nous.
La troisième marche des escaliers craque toujours. On s'agrippait à la rampe et on se laissait glisser jusqu'en bas. Je n'ai pas oublié. Il reste à atteindre la lourde porte en bois et l'ouvrir lentement sans la faire grincer. Dehors, le portail est ouvert, comme toujours, comme si les parents attendaient quelqu'un, espéraient quelqu'un…
Ne t'inquiète pas ! en passant derrière la haie de troènes, on peut atteindre la route sans qu'ils puissent nous surprendre. Tu as vu comme ils ont grandi depuis que… depuis que tu es absente ? Sur le chemin qui mène à la colline, il y a toujours les mêmes ornières, creusées par les orages et la même poussière, semence du mistral. Lorsque nous serons là-haut, au milieu des rocailles, plus rien n'existera, plus rien que toi, moi, et le temps assassin.
Papa ne veut plus qu'on prononce ton prénom. Je crois qu'il est très fâché depuis ton… départ, je crois qu'il est en colère contre moi. Ne pleure pas ! Je ne t'en veux pas… Pourquoi m'as-tu abandonnée ?
Maman a gardé toutes tes affaires. Je n'ai pas le droit de toucher à tes cahiers. Parfois, elle sort une de tes poupées et la tient serrée contre son cœur. Ses yeux restent secs mais je crois que c'est parce qu'elle a déjà épuisé sa réserve de larmes… Moi, la nuit, je chipe un de tes nounours et je m'endors avec. Je ne l'abime pas tu sais, je fais très attention. J'étais sûre que tu me le prêterais !
Ta Cannelle a eu trois chatons l'année dernière. Je voulais en garder un mais Papa les a tous noyés. Il dit que je suis incapable de m'occuper d'autre chose que de moi-même, que je l'aurais sûrement laissé mourir, mais ce n'est pas vrai, tu le sais, toi. Ils sont morts tous les trois, et ce n'est pas ma faute.
C'est étrange ! on dirait que le monde entier s'est endormi : écoute ! on n'entend que les grillons ce soir, l'autoroute, en bas dans la vallée, ne rugit plus. Jusqu'aux chiens des voisins qui restent silencieux…
En montant jusqu'au sommet, comme autrefois, on pourra voir la lune jouer sur la plage.
Laure ! où es-tu ? Je ne te sens plus ! Ne me laisse pas encore, je t'en prie, attends ! C'est un jour spécial qui s'achève. Tu n'as pas compris ?
Ils disent tous que je suis un peu folle. Papa dit que j'ai toujours eu une âme de fille unique, et que donc, pour moi, tout est rentré dans l'ordre. Je n'aime pas la façon dont il me regarde quand il dit ces choses-là : ses yeux font comme des flammes qui me brûlent la peau. Moi je crois qu'il n'a jamais aimé que toi, tout rentrera dans l'ordre. Il me punit quand je parle de toi. Il dit que je fais ça pour faire pleurer Maman, qu'après tout, on ne sait pas vraiment ce qui est arrivé ce jour-là, puisque nous étions seules, juste toi et moi, et qu'il se pourrait bien que… Pourquoi as-tu tant tardé avant de revenir ?
Il a enlevé la photo, celle où nous étions tous les quatre, il avait laissé le cadre vide sur le manteau de la cheminée alors Maman l'a remplacé par un bouquet de fleurs artificielles. Moi, je trouve qu'elles ressemblent à des fleurs de cimetière.
Ils ont fait la chasse à ton image dans tous les coins de la maison. Il y a un dossier, dans l'armoire de leur chambre, entre les draps, c'est là qu'ils t'ont rangée. Le grand album de famille, celui qu'ils montrent à leurs amis, ne garde aucune trace de toi, mais moi, je sais que tu étais là et ça, ils ne pourront pas l'arracher de ma mémoire.
Ils m'ont emmené voir un psy pour savoir ce que je cachais dans ma tête. Il essayait de me faire dire que c'est à cause de moi si tu es tombée, et même que ce serait moi qui t'aurait poussée. Ce n'est pas vrai, Laure, ce n'est pas moi, tu le sais n'est-ce pas ?
Maman dit parfois qu'elle m'aime mais…
Des fois, il lui arrive de raconter quand j'étais petite, quand tu étais là. Elle ne prononce pas ton nom, elle ne parle pas de toi, elle dit simplement « avant… » ou « quand nous étions heureux… » Tu vois…
Mais où es-tu ? Je ne te sens plus ! Laure, ne t'enfuis pas encore ! la nuit est claire et douce, personne ne peut comprendre. Ah ! tu es là, de nouveau. Je savais que tu viendrais me chercher.
Regarde Laure ! Regarde comme la mer est calme ce soir. Elle est belle, noire et lisse, avec sa trainée d'argent juste au milieu de la baie. Les barques, dans le fond, ressemblent à des coquilles de noix, comme les nôtres, celles que nous faisions courir dans le canal jusqu'au tunnel où elles disparaissaient. Les tiennes étaient toujours plus rapides ! C'est parce que tu étais plus grande : tu les posais loin du bord, là où le courant était plus fort. Moi, j'avais beau m'étirer, me pencher, je n'y arrivais pas et ça te faisait rire. Ton rire, Laure. Il me faisait si mal.
Ce soir, j'ai très envie de descendre sur la plage. Tu viens avec moi ? Allez ! Viens ! On ne s'est jamais tant éloignées quand on sortait en cachette. L'eau doit être chaude et parfumée de sel et d'iode, viens !
Entends-tu le chant des vagues caressant le rivage ? C'est comme une berceuse, comme un appel mélodieux. Oui ! Laisse-toi glisser avec moi. Ça chatouille tous ces petits galets qui roulent sous les pieds…
Toi, tu connais le chemin qui mène jusqu'au fond. La barque balançait. Ils ont dit que, ce jour-là, il n'y avait pas de vent. Moi, je ne me souviens pas bien. Nous étions deux et après, j'étais seule. C'est vrai qu'on n'a pas le temps de souffrir ?
J'ai de l'eau jusqu'aux épaules. La robe de chambre est lourde et je suis bien. Chante-moi quelque chose pour que je m'endorme plus vite. J'aimais t'entendre, tes chansons étaient si belles. Tu chantais mieux que moi. Maman le dit tout le temps… en fait, elle dit qu'il faut vendre le piano, qu'il ne sert plus à rien puisque ma voix n'est pas jolie. Elle dit aussi qu'il vaudrait mieux donner tes vêtements aux pauvres parce qu'ils ne m'iront jamais, qu'elle en a assez de raccourcir, d'élargir tes jupes et tes robes. Elle dit qu'avec ma peau et mes cheveux, avec mes jeux bruyants, mon âme menteuse et espiègle je ressemble à un gitan. J'aime bien les gitans, ils sont libres et fiers, moi, je suis tordue du dedans et du dehors, je suis prisonnière dans mon corps. Maman dit qu'avec les dentelles et les tissus fleuris, je suis comme un petit singe déguisé. Elle dit que le noir me va mieux, ça m'est égal.
Laure ! Donne-moi la main maintenant, l'eau me pique les yeux, rentre dans ma gorge et j'ai un peu peur. Je t'aimais tellement, grande sœur si parfaite, je l'aimais tellement ton visage parfois inondé de souffrance quand tu me regardais, je te haïssais tant ! Mais tu ne dis plus rien… Tu savais que ta beauté me faisait mal n'est-ce pas ? Tu pleurais si souvent… J'ai toujours espéré qu'un jour… qu'un jour je ne verrais plus danser les petits soleils humides au bord de tes paupières lorsque tu me disais « je t'aime » mais c'était plus fort que toi n'est-ce pas, je te faisais un peu honte et tellement pitié. J'ai toujours cru que tu m'aurais fait disparaitre si tu n'avais pas été si parfaite, mais n'aurais-tu pas fini par le faire un jour ? Juste pour ne plus avoir à supporter mes imperfections, ma lourdeur et ma différence… qui peut savoir ?
Il est temps maintenant…Laure ! Je viens à toi. Laure ? Ne me laisse pas partir seule ! Laure ! Je ne t'ai pas rêvée, tu étais avec moi. LAURE ! LAU…
cela doit être terrible ; je comprends. Oui il faut écrire et partir ; on dit que c'est mourir un peu... mais je crois que pour renaitre il faut revenir... à la vie.
· Il y a plus de 5 ans ·A+
Gabriel Meunier
:-)
· Il y a plus de 5 ans ·-nicole-