traque pour une pilule

Jerome Bertin

                                             TRAQUE POUR UNE PILULE   

 On avait préparé le départ comme à l’accoutumée en passant la soirée à charger la voiture. On finissait  toujours par emporter trois fois plus que ce dont on avait réellement besoin. Sauf bien sûr les cadeaux pour ma grand-mère. Ca, c’était important pour ma mère comme pour moi.

     Je me suis rendue compte, ce matin-là, quand je me suis levée tôt, pour préparer le petit déjeuner, que ce ne serait pas pareil l’année prochaine. Je venais d’avoir mon Bac, et j’avais été acceptée en Fac à Londres dans un programme d’échanges. Mon cursus se terminait à la mi-juillet, et il n’y aurait pas ce rituel, renouvelé chaque année, à la fin de l’année  scolaire, d’attendre quelques jours encore que ma mère ait terminé son mois chez Smith et Wallco, et qu’on parte ensemble.

     On faisait un long trajet, jusque dans le Sud, en prenant l’autoroute. Une dizaine d’heures de voyage jusqu’à la région Midi-Pyrénées. On aurait pu, après tout, prendre l’avion, en diminuant nos bagages, en n’emportant que les cadeaux sans doute, puisque tout le reste était VRAIMENT du superflu,  mais nous savions que c’était l’occasion de nous retrouver. Toute l’année, nous étions prises l’une comme l’autre. J’avais mes études, ma mère faisait de la recherche, elle n’avait pas vraiment d’horaires. On pouvait passer deux ou trois jours sans se voir.

     Pendant cette dizaine d’heures, on était vraiment ensemble, isolées dans la voiture. On discutait, on plaisantait. On renouait le contact.

     J’aimais ma mère. Je n’avais jamais connu mon père, et elle n’avait jamais tenu à en parler. C’était elle qui m’avait élevée, s’occupant de moi du mieux qu’elle le pouvait. Ca n’avait sans doute pas été parfait, mais une chose était sûre : elle m’avait toujours donné tout son amour, et ça c’était tout ce que je demandais.

     On avait l’habitude de partir très tôt. Avec une ou deux pauses, ça  nous faisait arriver en fin d’après-midi.  Ma famille était composée uniquement de femmes. Ma grand-mère et ma tante vivaient ensemble dans une grande maison en pleine nature, dotée d’un parc. Ma mère et moi étions installées, chaque été, dans un pavillon sur ce terrain, ce qui nous permettait un tant soit peu d’indépendance.

      Le petit déjeuner était prêt quand ma mère est sortie de sous la douche, enveloppée dans un peignoir en tissu-éponge. Elle avait quarante-trois ans, et je la  trouvais magnifique.  C’était d’ailleurs l’avis de pas mal de mes copains… Elle en faisait fantasmer plus d’un.  Grande, bien en chair, ma mère avait pour elle un visage aux traits réguliers, un magnifique regard améthyste et une chevelure noire dans laquelle on avait envie de plonger les mains tant elle semblait douce et soyeuse. 

     J’étais heureuse de ce départ en vacances. Je savais que, que je le veuille ou non, les choses allaient irrémédiablement changer, et que l’été de l’année suivante ne serait pas comme celui-ci. Je le pressentais, et je l’appréhendais un peu.

     Ce que je sentais aussi, c’était que, ces derniers temps, ma mère n’était ps comme d’habitude. Elle avait toujours été sereine, pour faire face aux drames de la vie. Et ces derniers temps… Elle était différente… Je le percevais à une multitude de détails…Le plus évident, c’était sans doute cette angoisse qui demeurait, de manière permanente dans son regard.

     Une nuit, au mois de mai, il s’était produit un événement que je n’avais pas oublié. Quelqu’un avait pénétré chez nous . J’avais été réveillée la première, j’avais entendu le tâtonnement des clefs qu’on essaie avant de trouver la bonne. Ma mère dormait dans la pièce à côté, et personne d’autre ne partageait notre intimité.

     Ce qui m’avait fait agir, ça avait été mon inquiétude pour elle. J’avais peur qu’il ne lui arrive quelque chose.

     J’étais descendue. Je voyais très distinctement, la partie supérieure de la porte étant vitrée, une silhouette sombre qui, bien qu’ayant débloqué la serrure, semblait attendre.

     On avait une cheminée, c’était un vieux pavillon. On s’en servait l’hiver. J’ai attrapé le tisonnier, et je me suis portée au devant du visiteur.

     En même temps que lui entrouvrait la porte et se glissait à l’intérieur.

     Il y a eu un point de contact.. Je ne le distinguais pas bien, dans l’obscurité, mais je ne l’avais pas loupé. Avec toute la force que je pouvais y mettre, je lui avais balancé un coup de tisonnier de haut en bas. J’avais senti le heurt du métal contre des chairs molles. Il y avait eu un hurlement,  et la silhouette avait disparu dans la nuit.  Je m’étais glissée à l’extérieur, le temps de voir cette silhouette plonger dans un véhicule, où l’attendait un chauffeur, qui avait démarré sans demander son reste.

     Une chose était sûre : je ne savais pas où, mais je l’avais atteint. Il y avait du sang, en abondance sur le sol, et un trainée sanglante jusqu’à la rue.

     Je m’étais retournée pour voir ma mère en haut des marches de l’escalier. Je lui avais tout expliqué.  J’avais attrapé mon portable pour appeler la police, mais elle m’avait surpris en disant :

-Ce n’est peut-être pas une bonne idée…

-Enfin, Maman, on a été victimes d’un cambriolage.

-Je n’en suis pas sûre.

     J’étais déjà entrain d’appeler, et je n’avais donné du sens à la phrase que bien plus tard.  ‘Je n’en suis pas sûre’. Mais je n’avais pas osé lui poser la question. Si elle pensait que ce n’était pas un cambriolage… C’était quoi alors ?

     Un policier était venu. Il avait été impressionné par les traces de sang.

-Vous ne l’avez pas raté. Bon, on va faire des prélèvements pour voir si on a son ADN dans nos fichiers.

     On n’avait jamais revu le flic,  pas plus qu’on avait entendu parler de l’affaire. Quelques jours plus tard, j’avais téléphoné au commissariat, je m’étais présentée et j’avais demandé s’ils avaient découvert quelque chose. J’avais eu sans doute la réponse la plus surprenante de ma vie. La première personne qui m’avait répondu m’avait dit : ‘Oui, je crois qu’ils ont trouvé quelque chose.’ Et la deuxième, le flic qui était venu chez nous ‘Non, on n’a rien, mais ce n’est pas étonnant… Il y a tellement de cambriolages, vous savez…’ J’avais eu la certitude qu’il me cachait quelque chose.

      Et ma mère aussi bien sûr.

     Pourtant  je ne lui en avais pas reparlé. Sans doute parce que je sentais confusément qu’il y avait des choses qu’il valait mieux ne pas savoir.

     Quelque chose avait changé. Et je ne savais pas quoi.

     Mais pour le moment, pensais-je, à tort, ça n’avait plus aucune importance. On partait en vacances, et pendant deux mois, il n’y aurait que le soleil, le farniente, la tranquillité.

     Comme je me trompais…

     On a changé nos derniers sacs, vérifié qu’on avait tout, fermé, et elle a pris le volant. Je venais de passer le permis, et on avait décidé qu’elle faisait la première partie du trajet, en me laissant la seconde.

     Si tôt, la circulation était encore fluide. On est sorties de la ville par une série d’avenues, pour arriver jusqu’à la bretelle qui permettait de s’engager sur l’A 666.

     Ca a été un peu avant la bretelle que j’ai remarqué le cabriolet rouge qui était derrière nous. Une superbe voiture de collection, sans aucun doute, mais qui semblait en avoir sous le capot. Son chauffeur s’est engagé sur la file à notre droite.

     Je l’ai regardé. Une quarantaine d’années. Un visage allongé. Il avait une épaisse moustache, parfaitement taillée. Son regard était dissimulé derrière des lunettes de soleil, et pourtant, j’ai bien senti, dès la première seconde, qu’il nous regardait.  Ca m’a mis mal à l’aise. Je me suis tournée vers ma mère.

-Maman, tu connais l’homme qui est sur notre droite ?

     Elle a jeté un œil rapide au moment où le feu passait au rouge.

-Non.

-J’ai l’impression qu’il nous fixe. Et qu’il nous connait.

-Tu te fais des idées.

     Pourtant, je lisais sur son visage cette même expression inquiète que j’avais si souvent discernée ces derniers temps.

     L’homme a démarré le premier, et il s’est engagé sur la bretelle avant nous, allant se perdre dans le flot de la circulation. La circulation serait intense jusqu’à Orléans, plus fluide par la suite.

-Tu vois que tu te fais des illusions. Il n’en a rien à faire de nous.

      Mais j’avais le sentiment qu’elle ne croyait pas vraiment ce qu’elle disait.

     Par réflexe, j’ai cherché dans la circulation la décapotable rouge. Elle n’était pas difficile à repérer.  Elle était partie devant, mais j’avais le sentiment que ce n’était qu’un leurre.

     J’aurais sans doute préféré me tromper, mais je l’ai repérée, en avant de nous.

-Ce type nous connait certainement. Il nous suit. Il est là-bas, devant nous.

-Enfin, tu dis n’importe quoi. S’il nous suivait, il serait derrière nous.

-Pas s’il voulait nous tromper, sans perdre le contact.

     C’est sorti d’un seul coup. Tout ce que j’avais envie de lui dire depuis deux mois.

-Il se passe quelque chose, pas vrai ?

     Se détournant  de la circulation l’espace d’un instant, elle m’a jeté un regard effrayé, pas tant à cause de ce qui se passait que parce que j’avais à peu près tout compris.

-Je ne vois pas de quoi tu veux parler…

-Tu n’es plus la même depuis quelques semaines… Je le sens bien…. Tu  n’es jamais  détendue, toujours anxieuse.  Tu as des problèmes ?

     Ses yeux disaient que oui, c’était effectivement le cas, même s’il était hors de question pour elle de le confirmer par la parole.

-La tentative de cambriolage qui a eu lieu chez nous n’a pas été un hasard, n’est-ce pas ?

     Elle ne répondait pas, pendant que je suivais le fil de mes pensées.

-C’est lié à ton travail ?  Tu n’as aucune vie personnelle, ça ne peut être que ça…

     Ma mère avait été un petit génie. Elle avait obtenu son Bac à l’âge de seize ans, pour ensuite s’engager dans des études de biologie. Elle avait eu  un double doctorat à l’âge de vingt-et-un ans, avant de se lancer dans la recherche.  Elle avait oeuvré pour plusieurs laboratoires, avant de se stabiliser sur celui pour lequel elle travaillait. Cela faisait dix ans qu’elle y faisait de la recherche. Elle se consacrait à la mise au point de médicaments. Je n’en savais pas plus. Il était vrai que ça ne m’intéressait pas. J’étais plutôt littéraire, et la biologie était vraiment loin de moi.

     Les gens sortaient, régulièrement, en empruntant les bretelles. Ils se rendaient à leur travail. Je ne voyais plus le cabriolet rouge.

     Il y a eu un moment, l’espace d’un instant, où j’ai cru qu’elle allait parler. Au moins pour se soulager. Ce moment est presque arrivé. Mais elle a finalement préféré le silence.

     J’ai poursuivi.

-Est-ce qu’on est en danger ?

     La circulation devenait plus fluide. On sortait de la couronne Parisienne.

-Ils en ont après moi. Tu ne risques rien.

     C’était du moins ce qu’elle voulait croire, ou se faire croire.

-Sauf s’ils veulent se servir de moi pour faire pression sur toi.

      Elle a poussé un soupir.

-Je ne sais plus quoi faire  et à qui demander de l’aide.

     Je scrutais les rétroviseurs. Je savais qu’il allait réapparaître tôt ou tard.  Je ne prévoyais pourtant pas ce long frisson glacé qui m’a traversé le corps de haut en bas quand, dans le rétroviseur de droite, j’ai vu le cabriolet rouge derrière nous, surgir d’une bretelle.

     Ma mère a suivi mon regard.

-Il nous suit, n’est-ce pas ?

     Son silence était un acquiescement.

-Tu le connais ?

-Non… Mais tu as raison… Il nous suit. Et s’il s’est affiché à nos côtés, ca a été pour me faire comprendre que je ne serais pas tranquille. Qu’ils seraient toujours après moi.

-On ne peut pas le semer ?

-Tu as vu la voiture qu’il a ?

-On pourrait se débarrasser de lui…

-Et comment ?

-Il y aura bien une possibilité quand on sera arrêtés.

     Elle a désigné une voiture que je n’avais pas remarquée avant, une Prius bleu pétrole qui était pas loin du cabriolet.

-Et la Prius, tu l’avais vue ? Elle est là depuis le début. Le cabriolet rouge, trop voyant, n’est qu’un leurre pour nous tromper. Ils sont plusieurs à nous suivre. Et ils se relaieront certainement ainsi jusqu’à notre arrivée.

     Je me suis sentie totalement dépassée par les événements.

-Mais  il n’y a pas moyen de se sortir de cette situation.

-Si, bien sûr. J’ai un instrument efficace, qui réglera tout. En théorie du moins. C’est ce que l’homme qui a voulu pénétrer chez nous l’autre jour était venu chercher.

     On a dépassé Orléans. La circulation était plus fluide. Et je devenais paranoïaque, surveillant la moindre voiture. Le cabriolet rouge, comme la Prius, disparaissaient, puis revenaient. Et il y avait certainement un autre suiveur. Un drôle de départ en vacances.

     J’avais envie de poser des milliers de questions à ma mère.

-Et on te suit régulièrement ?

-Ils n’ont pas besoin. C’est sur mon lieu de travail que je suis observée tous les jours. Il y a des caméras partout. Ils se méfient de moi, maintenant que j’ai révélé mes intentions. J’ai eu le malheur de parler à celle que je croyais être ma meilleure amie. C’est après que ça a commencé. Je me suis sentie suivie, observée. Je ne peux rien prouver, mais je sais que c’est lié à ça.

     J’en savais déjà un peu plus. Son travail. Et Célia, sa meilleure amie.  Il fut une époque où elle venait régulièrement à la maison. J’étais heureuse pour ma mère, qu’elle ait trouvé, enfin, quelqu’un avec qui partager des moments très simples, et qu’elle se distraie un peu de sa seule obsession : son travail. Pourtant, je n’aimais guère Célia. C’était une grande blonde qui me semblait trop chaleureuse pour l’être vraiment. Ces derniers temps, d’ailleurs, elle ne venait plus chez nous. Mais je ne m’étais pas posée de questions à ce sujet.

     L’autoroute était à présent dégagé. Suffisamment pour que la présence, les présences aurais-je du dire, derrière nous, soient évidentes.

-J’ai copié tous les dossiers qui fournissent des preuves accablantes. Sur deux clefs USB. J’en ai une sur moi, l’autre est en théorie en sécurité chez un avocat.

     Elle attrapa dans son sac à main posé derrière elle et en tira une clef USB  banale, un simple morceau de métal ultra-plat avec un capuchon.

-Garde-là. J’ai peur qu’ils ne s’en prennent à moi aujourd’hui. Dessus, il y a toutes les données brutes, et l’explication que j’en donne. Tu la remets à un journaliste. Il comprendra vite. Prends la  (elle la glissa dans ma main et referma mes doigts dessus) et garde-là sur toi en permanence.  Ils sont très dangereux, et ils feront tout pour supprimer toute trace. Tu vois, c’est sans doute déjà une erreur pour moi que de partir en vacances avec toi. Je te mets en danger. On aurait du faire autrement, toi prendre le train, et moi la voiture. On est dans le même bateau, et ça ce n’est pas très bon.

     On a attendu encore une heure avant de s’arrêter. Dix heures du matin. Elle a choisi une station-service avec un immense espace commerce, dont une partie faisait cafétéria.

-Il y a du monde ici. Ils ne prendront pas le risque de nous attaquer.

     Malgré tout, je n’étais pas très rassuré. On a commencé par prendre de l’essence. Le réservoir était à moitié plein, mais comme me l’a dit ma mère : ‘On ne sait pas ce qui va se passer. Il vaut mieux qu’on ait un réservoir plein au maximum. On ne reverra peut-être pas de pompe d’ici un moment.’

     Elle est restée au volant pendant que je descendais faire le plein. Elle a débloqué la trappe. J’ai attrapé le pistolet.

     Ils n’avaient pas peur et ne cherchaient pas à se cacher, sans doute pour lui mettre la pression. La Prius est venue se garer de l’autre côté de la ligne où je me trouvais. Les vitres étaient teintées. J’ai eu un premier aperçu du chauffeur quand il est descendu.  Tout jeune, des lunettes de soleil, un costume noir sur une chemise blanche. Il m’a fixée longuement sous ses lunettes, avec un rictus.

     Je ne sais pas ce qui m’a poussée à agir.  Une manière de libérer la fureur qui était en moi. Ou peut-être le désir de leur montrer qu’on n’était pas si faibles qu’ils pouvaient le penser.

     Le réservoir de notre voiture se trouvait sur le côté gauche, le sien du côté droit. Il n’était tout près de moi. Après m’avoir défiée, il me tournait le dos.

     J’ai arraché le pistolet du conduit du réservoir. Je l’ai dirigé vers son dos et j’ai appuyé, projetant un large jet d’essence sur son costume.  Je ne l’ai pas loupé. La veste, le pantalon, se sont teintés de sombre, avec cette odeur forte de carburant. J’ai pris mon expression la plus désolée. Il s’est retenu, il avait envie de se jeter sur moi. Il a arraché sa carte une fois que le montant de l’essence a été débité, et il a démarré, s’engageant sur l’autoroute.  Ma mère qui avait tout vu dans le rétroviseur m’a jeté :

-Ca en fera un de moins. Pour un moment. Bien joué.

     On s’est arrêtés devant la station. Avoir ainsi provisoirement retourné la situation m’avait redonné un peu de tonus, de courage, et de joie. On avait faim tous les deux. La cafétéria servait des petits déjeuners jusqu’à onze heures, et on a pour ainsi dire fêté ça avec un copieux petit déjeuner, comme on n’en prenait pas souvent à la maison.

     Ma mère m’en a dit un peu plus pendant qu’on faisait honneur à notre petit déjeuner tardif.

-Je pensais que mes employeurs étaient honnêtes. Ils ne le sont pas. C’est ça que j’ai découvert. Par hasard.

     Ses employeurs. Je n’en savais pas grand-chose. Elle travaillait pour une société qui elle-même appartenait à une autre société qui appartenait  à une troisième… C’était comme les poupées Russes. Je crois qu’elle ne s’était jamais vraiment posé de questions. C’était seulement maintenant que celles-ci remontaient à la surface. Peut-être trop tard. 

-Leur force, c’est que nous sommes isolés. Nous ne sommes qu’une pièce du puzzle. Alors comment mettre celles-ci ensemble ? En fait, ce qui m’a alerté, c’est une communication que j’ai lue sur on forum. Tu sais qu’il y a de multiples forums où les scientifiques comme moi soumettent les questions qu’ils se posent, leurs problèmes ? J’y vais régulièrement. J’ai été très surprise de la question d’un scientifique sur un produit sur lequel je travaillais depuis des années. Je pensais que le laboratoire qui m’emploie en avait seul l’exclusivité , et j’ai compris qu’en fait nous étions chacun isolés de notre côté, et que la compagnie faisait travailler des personnes qui s’ignoraient mutuellement sur l’élaboration de mêmes produits pour avancer plus vite, et en tirer profit.

-Ce n’est pas criminel en soi, ai-je objecté. Après tout, on dit bien qu’il faut dix ans pour mettre au point un médicament… S’il est possible de réduire le délai…

-Oh, c’est sûr, s’il n’y avait que ça. Mais c’est grâce à lui que j’ai fait une autre découverte… Quelque chose de beaucoup plus grave. Le problème, c’est que j’ai communiqué à partir du bureau, et ça, je n’aurais pas du. Ils surveillent tout. Et après, j’en ai parlé à Célia… Et depuis… Ils craignent que je ne balance tout. Ils veulent à la fois savoir ce que je sais, et faire pression sur moi pour que je ne révèle rien. Le problème, c’est que je sais tout.

     Elle a porté sa main à son ventre.

-Il faut que j’aille faire pipi. Trop de thé ce matin. Tu m’attends ?

   Elle a traversé la salle, partant en direction du couloir qui, juste dans la ligne de mon regard, amenait aux toilettes. Il y avait deux portes, elle a ouvert la première et elle a disparu.  J’ai fini mes crêpes. L’angoisse a surgi au bout d’une minute. Il lui était arrivé quelque chose. J’allais me lever de ma chaise, mais elle a fait son apparition. J’étais sur les charbons ardents… j’avais de bonnes raisons.

-Je crois qu’il faut que j’y aille aussi. J’ai la vessie pleine.

-Je t’attends. Et on repart après.

     Les toilettes étaient propres, ce qui n’est pas toujours le cas sur les autoroutes. Je me suis enfermée dans une cabine, j’ai baissé mon jean, ma culotte, et j’ai longuement uriné, en pensant à ce qui nous attendait. J’étais angoissée. C’était une folie que nous soyions parties toutes les deux en vacances avec ce poids sur nos épaules.

     Ca a été au moment où je remontais mon slip et mon jean que je me sus dit que je n’aurais jamais du laisser ma mère seule. Je suis presque sortie en courant des toilettes.

     Il ne m’a fallu que quelques secondes pour comprendre l’étendue du désastre. Elle n’était pas à la table où elle me tenait compagnie quelques instants plus tôt, et nulle part ailleurs dans la salle.

     J’ai eu l’impression qu’on m’arrachait le cœur de la poitrine.

     

Signaler ce texte