L'avion

moss468

La carlingue se délite, Lupa me regarde tendrement, le pilote n'en est pas un.

La porte s'ouvre, l'air s'engouffre dans le corps de l'appareil. Des papiers s'envolent, les sièges résistent tant bien que mal. Dehors, 10 000 pieds de chute libre. Dedans, trois tas de parachutes. Le pilote sort de la cabine et me rejoint difficilement au niveau de la porte, en luttant contre les éléments. Il s'agrippe de toutes ses forces aux différentes prises, plus ou moins robustes, que lui offre la carlingue de l'avion. « On est dans la merde. Rien à faire, ce coucou va s'écraser. Là, on plane ; ensuite c'est la chute libre. »

Je le regarde, hébété. Quel tocard. Je savais que quelque chose foirerait.

« Du coup, la porte ouverte… On saute ?

-       Ouais. Il y a trois tas de parachutes. Toi et ta zouze, vous piochez respectivement dans le tas de gauche et le tas du milieu. Moi dans le troisième.

-       Je capte pas. Pourquoi tu nous donnes pas directement un parachute chacun ?

-       Tu t'es cru où ? Tu respectes les règles, comme tout le monde. Le tas de gauche contient un parachute pour 10 sacs vides. Le tas du milieu contient un parachute pour 5 sacs vides.

-       Et le tien ?

-       Un parachute pour un sac vide. C'est pas énorme non plus, même si c'est mieux.

-       Comment ça se passe ? Je pioche un sac au hasard, je le mets sur mon dos et je saute ?

-       C'est exactement ça. On n'est pas tous égaux devant le destin, faut s'y faire. »

Lupa y va la première. Fébrile, elle saisit un sac, le laisse tomber et se décide pour un autre. Ses yeux me regardent fixement, et semblent me dire que cette situation est bien à chier. J'acquiesce lentement de la tête tout en me dirigeant vers le tas situé sur ma gauche. On n'est pas tous égaux devant la loi, devant les règlements, devant les avions, devant la vie, devant la mort. Bah, c'est comme ça. Moi, je suis assez petit, et je bute sur les syllabes quand je suis fatigué. Mon gros orteil gauche est un petit peu déformé, il me fait mal quand je marche trop longtemps.

Je choisis un sac au hasard, un peu comme je choisis une pizza au hasard chez Dominos. Les conséquences sont importantes, mais impossible de se décider. Trop de recettes, je les connais pas toutes. Trop de chances d'échouer et de se taper une pizza moyenne avec son Coca. Difficile de savoir si ce sac a le poids d'un sac qui contient un parachute, puisque c'est la première fois que je touche un tel objet. De toute façon, les sacs sans parachute sont certainement lestés pour éviter de rendre la chose trop évidente pour un œil averti. J'ai de plus en plus de mal à rester debout, l'avion commence à piquer de la tête.

Lupa est très jolie. Elle vient d'un pays situé à l'est sur la carte. On le survole peut-être, qui sait ? Elle a été élevée par ses parents pendant les premières années de sa vie. Puis par Mikhail, un garçon attentionné qui prenait soin d'elle et lui donnait de l'argent. Mais faire le tapin, c'est pas toujours joyeux, quoiqu'en disent certains connards qui vendraient père et mère pour se déculpabiliser. C'est le jour où Lupa a pu mettre la main sur le revolver de Mikhail qu'elle est partie, en laissant un peu de cervelle et de sang sur la nappe de la table de la cuisine. Maintenant, elle s'apprête à sauter. Une chance sur six. Pas énorme, mais ça peut passer.

Le pilote fait face au tas de droite, et hésite énormément. Il n'arrive pas à faire son choix. Aucun élément rationnel ne lui permet de distinguer les sacs contenant un parachute des autres. Pourtant, il semble concentré, comme si un process quelconque, peut-être appris sur les bancs de l'école de pilotage, pouvait l'aider. Il y a peut-être une astuce, remarque. Je suis con. De toute façon, le temps de la trouver, je serai sans doute déjà mort. Lupa fait mine de m'envoyer un baiser en soufflant sur la paume de sa main. Elle est toujours rayonnante quand elle s'apprête à faire quelque chose de décisif. C'est bien, ça change de mon air morose. Elle sourit, et se laisse aspirer par la porte. Disparue. Je ne vais pas tarder à la suivre, au moins pour voir si elle a eu du bol, pour une fois.

Elle est en dessous de moi, nous tombons en chute libre pendant de longues secondes. Une chance sur six pour elle, j'y crois. Soudain, une grande tache noire se forme à plusieurs centaines de mètres sous moi. Elle se rapproche très vite. C'est le parachute de Lupa. Je suis content pour elle. Je tire sur la poignée d'ouverture de mon propre sac, mais rien ne se produit. Je me rapproche toujours plus de la tache noire, jusqu'à ne plus rien voir d'autre. Je passe à proximité de Lupa, le plus près possible. Je vais très vite. J'ai à peine le temps de l'entendre crier : « à bientôt mon amour, pense à bien serrer ton écharpe autour de ton cou, ou bien tu vas prendre froid ! »

Je me tourne dans le sens opposé à la chute pour voir une dernière fois la forme du corps du Lupa. Au-dessus d'elle, bien plus haut dans les strates atmosphériques, une sorte de corps ballant est suspendu à un parachute de couleur dorée. Le pilote, qui ne pilote plus rien du tout depuis un moment déjà, ne fait plus qu'orienter la direction que prend son corps en s'appuyant sur des vents favorables. Il est beau, en pleine possession de ses moyens, et il a un air digne. On n'est pas tous égaux.

  • J'aime beaucoup cette histoire. Vous écrivez magnifiquement bien.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

    • Merci beaucoup, c'est un compliment que je reçois avec plaisir !

      · Il y a environ 11 ans ·
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      moss468

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