Le ballet

patrizia

Le rideau s'ouvre, les projecteurs s'allument, les danseurs se mettent en mouvement, doucement puis de plus en plus vite, suivant le rythme effréné de la musique, avec grâce, aisance, concentration, sensualité, liberté ; les costumes sont superbes, les corps aussi, le tout forme un régal pour les yeux des spectateurs.
Ces derniers sont conquis, ils retiennent leur souffle pendant les représentations, les ponctuant de leurs applaudissements qui déchirent les tympans ; l'euphorie de la scène contamine la salle qui la galvanise en retour ; les chorégraphies s'enchaînent ; après deux heures de féérie époustouflante, les danseurs disparaissent tour à tour vers les coulisses et le rideau se referme sur la scène, laissant une foule émerveillée.

C'est à ce moment là que j'ai su que je serais danseuse classique. C'est aussi à ce moment là que je l'ai vue tomber en s'accrochant au rideau.
Tout est allé très vite, les pompiers sont arrivés, la salle a été évacuée ; nous sommes restées, maman et moi, dans la loge de ma soeur ; elle était pâle, le souffle court, les yeux hagards ; quelques instants après, elle mourait.

Une étoile venait de s'éteindre.

J'avais dix ans ; j'ai vingt ans à présent.

J'ai su faire mes preuves et mon niveau est devenu égal au sien. J'avais la conviction qu'elle avait été assassinée ; des traces de poison avaient été retrouvés dans son sang ; l'enquête menée avait conclu à un suicide car ma soeur souffrait d'une dépression chronique suite à une malformation cardiaque qui la forçait à arrêter la danse ; elle avait fait deux tentatives pour mettre fin à ses jours, mais elle était une battante, une gagnante et m'avait confié que jamais plus elle n'aurait de geste définitif ; son mental d'acier reprenait peu à peu le dessus sur la dépression, elle combattait le mal, le mettait à genoux ; des tests cliniques prouvaient ses dires.
Elle m'avait aussi parlé de la jalousie d'une des filles de la troupe, jalousie pour son talent, son succès, sa beauté, son fiancé.

J'ai trouvé cette fille parmi les quinze qui avait dansées avec ma soeur ; je n'ai pas épargné mes efforts, ma patience, mon temps. J'en ai fait ma meilleure amie, privilégié les scènes où nous dansions ensemble, calé mes horaires quotidiens sur les siens, mis à nu ma vie privée pour lui témoigner de ma confiance.
Elle vantait les qualités de ma soeur avec exaltation, passion ; plusieurs fois, j'ai senti ma détermination vaciller ; de danseuse médiocre, elle devenait une formidable comédienne.
J'avais passé des années à réfléchir, à méditer, à mettre sur pied la punition, le châtiment que je lui infligerai ; ma vengeance prenait corps, ce n'était plus qu'une question de patience.

Le jour de la première, à l'Opéra de Paris, nous étions plus professionnels que jamais ; tout avait été minutieusement préparé, chacun apparut sous son meilleur jour.
Il restait une heure avant le lever de rideau, nous étions tous fin prêts à faire vibrer le public.

Tous, excepté elle.

Sa loge était souillée de vernis rouge, partout, sur le miroir, ses habits de scène, les murs, la chaise, la coiffeuse, les produits de maquillage gisaient sur la table, tubes ouverts et éventrés.
Jusqu'à présent, aucun de nous n'étions allés à sa recherche, trop préoccupés à tenir notre rôle au mieux.
J'étais arrivée, le matin, avec elle et à chaque café bu elle ingérait un peu plus de cette saleté de drogue qui rend amorphe, si bien qu'elle s'était avachie lamentablement sur un fauteuil de sa loge.
J'avais ensuite fermé à clef la porte, ayant préalablement enfilé des gants.
Son absence commençait à se faire remarquer, certains me questionnait, où était-elle ? Nous étions arrivées ensemble ; j'avais pris les devants en signalant au producteur qu'elle était partie précipitamment, affolée, après un appel reçu sur son téléphone portable, me lançant au milieu de sa course qu'elle s'expliquerait plus tard.

La musique retentit, le rideau s'ouvre, nous sommes en place.

Pendant l'entracte, dans la confusion générale, je me faufile dans les couloirs jusqu'à sa loge ; je glisse un petit bloc dans son sac à main, toujours avec les gants puis, je déchire mes vêtements, je m'arrache quelques cheveux que je mets sous ses ongles, je prends ses doigts que j'appuie fortement sur mes bras et mon cou, me griffant avec ; je pose la clef de la porte sur la table, je m'approche d'elle et je la gifle pour qu'elle reprenne connaissance ; la représentation va reprendre dans quelques minutes, elle commence à remuer, à grommeler, ouvre les yeux, alors, je cours en pleurs dans le couloir, je crie, je hurle, j'appelle à l'aide...

Ma version est plausible, ils m'ont crû.

Elle m'avait attaqué, m'avait dit qu'elle allait aussi me tuer, comme elle avait tué ma soeur ; elle avait du sang sur les mains, mon sang.
Elle criait qu'elle n'avait rien fait mais tout était contre elle : les meubles saccagés, la loge tâchée de vernis, les marques sur mes bras, mon cou, mes cheveux sous ses ongles, mes vêtements arrachés.
La représentation a été annulée, la salle évacuée, la police prévenue.
Un médecin l'a examiné, a conclu qu'elle avait fait une crise de délirium ; elle ne se souvenait de rien.
Ils ont découvert un bloc dans son sac à main, plusieurs pages noircies avec des insultes, des récriminations sur ma soeur et, à la derniere page : 'aujourd'hui, c'est le grand jour; je vais enfin me débarrasser aussi d'elle ; j'en ai marre de ces Sateilbor, elles ont toujours les meilleurs rôles... Sylvie va rejoindre sa soeur à la morgue ; je veux moi aussi avoir mon heure de gloire... mon petit journal, tu vas assister au crime, en direct, bien au chaud'.
Après analyse de l'écriture, c'était bien la sienne - j'avais eu dix années pour l'imiter -.
Je suis allée la voir à l'hôpital psychiatrique ; avec tout ce qu'elle ingurgite, elle est au plus mal, je ne suis pas sûre qu'elle m'ait reconnue.
Non, je ne suis vraiment pas sûre qu'elle ait reconnue l'assassin de sa meilleure amie.

  • Ah ah, excellent Astrov, vous m'avez fait rire,
    Machiavel,rentre chez toi! hi hi,
    Je l'avais écrite il y a plusieurs mois, j'avoue être plus dans le comique maintenant,

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Patriciasaccagi

    patrizia

  • Help! Cynisme, préméditation (dix ans!), dureté, manque d'empathie, Machiavel est un p'tit joueur à côté de votre texte. On ne le dirait pas, à voir votre photo dans votre profil...
    Vos mots m'ont flanqué la trouille (ce n'est pas la première fois dans vos textes) mais je les relis... Quelques traces de masochisme dans mes neurones? Bon, vite un sonnet de Ronsard pour me calmer, et je me remet au conte pour enfant que j'essaie d'écrire depuis quelques jours.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

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