« Chaque jeudi »

Laure Legrand

Inspiré par le tableau "Le ballon" ou "Coin de parc avec enfant jouant au ballon "

Chaque jeudi, c’était le même rituel.

Mère me coiffait de mon chapeau de paille, remplissait un panier d’osier de victuailles et des pommes du verger, et nous partions, pour la journée, au parc, en contrebas du château, rejoindre Monique, son amie d’enfance.

Je devais, avant chacune de ces sorties, passer embrasser mon père, qui vivait, depuis un terrible accident de chasse, reclus dans la grande bibliothèque.

Je savais, alors que nous empruntions, l’air léger, la grande allée bordée de peupliers, mon ballon rouge solidement serré sous le bras, que papa nous regardait partir derrière sa fenêtre.

Voilà pourquoi, j’attendais toujours d’être assez éloignée pour lui faire un petit signe de la main. J’étais ainsi certaine de ne pas croiser son regard, que j’imaginais nostalgique du temps où nous  faisions ce trajet en famille.

Monique nous attendait en contrebas, l’air toujours impatient.

En me voyant, elle faisait ce geste qui m’agaçait, qui consistait à me secouer la tête de gauche à droite en me pinçant la pointe du menton tout en me gratifiant d'un « bonjour princesse », puis, elle attrapait le bras de ma mère, l’entrainant sur le petit sentier pavé qui menait à l’étang.

Là, je prenais plaisir à ralentir ma marche pour garder une distance suffisante et observer le ballet que faisaient leurs deux silhouettes serrées par leurs chuchotements complices et leurs petits rires étouffés.

Je les enviais. Elles étaient deux.

Le petit chemin, débouchait sur un banc de sable que nous appelions la plage. Je devrais d’ailleurs plutôt dire « ma » plage.

C’est là, que chaque jeudi, ma mère s’agenouillait, face à moi, puis, remettant mon chapeau d’aplomb, ses yeux plongés dans les miens, me prodiguait toujours les mêmes conseils : Ne pas m’éloigner, ne pas faire rouler mon ballon dans l’eau et surtout, surtout, ne pas la déranger avant que l’ombre des grands arbres n’ait assombri la totalité de la plage.

Alors, elle reviendrait.

Monique étendrait la grande nappe blanche sur le sable, et nous nous régalerions du contenu du panier dans un silence contemplatif.

Mais avant, elles emprunteraient le tunnel de verdure que formaient les grands arbres du bout de la plage, cet endroit mystérieux auquel je n'avais pas accès, si bien que je lançais toujours mon ballon au plus près, afin de pouvoir y jeter un œil. Je ne pouvais hélas n'en voir qu’une infime partie, celle qui allait jusqu’au petit pont de bois qui leur permettait de rejoindre l' îlot de verdure où elles aimaient s’installer tout en pouvant aisément me surveiller.

L’étang nous séparait, et, du haut de mon petit âge, il ressemblait à un océan infranchissable, d’une profondeur inquiétante. Je ne voyais alors plus au loin que deux minuscules silhouettes, identifiables uniquement par les tâches de couleur  de leurs robes.

Ce jeudi là, ma mère était en blanc, Monique en bleu.

Les adultes imaginent toujours qu’ils sont mystérieux aux yeux de leurs enfants et que leurs secrets sont insondables.

Mais moi, je savais déjà depuis bien longtemps, sans pouvoir y mettre des mots, ce que m’inspiraient les regards tristes et fuyants de ma mère, combien elle souffrait du sacrifice de sa jeunesse auprès d’un vieux mari privé de ses jambes. Combien il lui était difficile de réprimer sa joie de vivre et son insouciance .

J’avais bien remarqué que le jeune docteur, qui passait une fois par semaine pour soigner mon père, avait des discussions qui inondaient de soleil le visage de ma mère lorsqu’elle le raccompagnait à la grille du château.

Et que dire de ces lettres parfumées qu’elle glissait au centre du panier et qui, chaque jeudi, donnaient à la pomme que je croquais un goût amer.

Ce jeudi là, pourtant, fut différent.

Il fut celui où je compris que ma mère était enceinte du mystérieux destinataire de ses billets doux.

Je l’avais surprise, juste avant de partir, s’essuyer les yeux alors qu’elle glissait une fois de plus une de ces mystérieuses missives dans le panier.

Plus tard, alors que nous contemplions le ciel, allongées sur la nappe blanche, ma mère avait eu envers moi un de ces gestes tendres dont je n’avais pas souvenir. Son regard intense, ses mains blanches dans mes cheveux blonds, ses mots murmurés dont le son restait bloqué dans sa gorge. Je n'oublierai jamais comment elle me berça, contre l'enfant qu'elle portait.

J'aurais du me réjouir de ces instants suspendus, mais quelque chose, au plus profond de moi, me terrifiait.

C'est en tournant la tête vers Monique pour lui signifier ma joie d’être, pour une fois, l’objet de toutes les attentions de ma mère, que je la vis nerveusement me sourire tout en enfouissant maladroitement, à la hâte, une petite enveloppe blanche dépassant de sa poche.

Ce soir là, Monique nous laissa au bas du sentier  en m’adressant un regard de compassion que je ne lui connaissais pas.

Je ne la revis pas, pas plus que ma mère, et mon père tira définitivement les lourds rideaux en velours rouge devant la fenêtre de la bibliothèque.

Dans les semaines qui suivirent, le jeune médecin laissa place à un vieux  savant grincheux n'inspirant pas le charme de sérénades épistolaires.

Je n’eus plus le droit de mentionner le nom de ma mère, et si par malheur j’échappais à cette règle, je devais dire « elle ».

J’ai pourtant continué , à me rendre à ma plage, seule. J’ai longtemps espéré y voir deux taches de couleur sur l'îlot de verdure. Je m’imaginais alors braver l’interdit, courir sous les gros arbres, franchir le petit pont de bois et venir me blottir contre ma mère. Lui dire combien je l’aimais et combien elle m’avait manqué. Que je me fichais du goût amer des pommes, de ses complots avec Monique, et que j'aimerais l'enfant qu'elle porte même s'il n'est pas de mon père.

Mais ce jour ne vint jamais.

Chaque jeudi, j’arrivais tôt, je lançais mon ballon au bout de la plage, puis j'attendais que l’ombre inonde le sable, pour, le soir venu, remonter le sentier, puis la grande allée de peupliers, avec pour phare, la fenêtre aux rideaux rouges.

Chaque jeudi,  le même rituel.

Je me coiffais de mon chapeau de paille, et je descendais , attendant, le regard fixe à m’en bruler les yeux, un éclat dans cette immensité de verdure.

Je prenais le temps,  d’humer l’odeur du sentier, de m’allonger sur le sable, d'en goûter la tiédeur douillette, et d'entrer sur le territoire de ma mère, sans y  avoir été invitée.

Pourtant vint le temps où le souffle de l'espoir me manqua,  je repris la pente, en sens unique jusqu’à la grande bibliothèque, pour me jeter dans les bras de mon père immobile, et enfin, enfin... je pus pleurer.

Il sortit alors ses bras bloqués sous mon corps sanglotant, et, dans un souffle chaud et rassurant, m’enlaça.

"J’ai laissé mon ballon sur la plage, au cas où ... elle reviendrait ... " lui murmurai-je, dans un sanglot…

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