Le diner, effet de lampe / Alors c'est ça, l'art?

La fille qui partage mes nuits ces temps ci s'appelle Louise. J'l'ai rencontrée l'autre nuit, quand je suis tombé sur le sol faute à trop d'alcool. Mon bras c'est embroché sur une barrière, le sang s'est mis à couler à gros bouillons. Elle est passée par là et ses baisers ont stoppés net l'hémorragie. J'te jure, c'est une fée cette fille. Elle a des pouvoirs magiques. Comme celui de me traîner jusqu'à une expo de peinture sans que j'gueule que ça me fait chier, que je préférerais être à la terrasse d'un bar, discutant avec ma bière. Oui, j'y suis allé. Pas pour l'expo, non. J'en ai vraiment rien à foutre et j'ai pas envie de passer ce samedi à niquer ma thune dans un musée parisien entouré par des vieux qui viennent là uniquement pour récupérer le programme de l'expo et dire à leurs amis que « T'as vu ? Je suis quelqu'un de cultivé ». Si j'y suis allé, c'est pour Louise. J'irais n'importe où avec elle, même au cinéma voir Twilight pour la 4ème fois si elle adore ce film, même aux putes si c'est son taf, même à la guerre si c'est pour son cœur qu'on se battait. N'importe où. L'effet qu'elle a sur moi me tuera sûrement si elle décide d'un coup que je ne suis qu'un connard d'alcoolique qu'a pas une once d'ambition dans la vie et qu'elle claque la porte de notre nid d'amour, mais ça vaut le coup. Vraiment.

Je récupère le programme de l'expo pour pouvoir dire à mes potes ce que cette fille me fait faire. Le peintre a le prénom du chat de la pub. On n'a pas fait trois pas dans la galerie que ça me soûle déjà. Alors je regarde le seul tableau qui mérite le coup d’œil ici : Louise. Je la laisse prendre de l'avance en feignant de m'intéresser à une croûte pour la voir se déhancher au milieu des œuvres. Elle marche terriblement bien. Sa natte tressée par ses doigts d'ange coule sur son dos, suit le tracé d'une colonne vertébrale dessinée par Enki Bilal, termine sa course à la ceinture qui maintient son pantalon. Personne ne lui a demandé de le maintenir, ce pantalon. J'ai envie de lui arracher cette ceinture de cuir. Mais je me retiens. Difficilement. J'imagine juste. Son cul dans mes mains et son visage contre le mien. Ses pieds foulent la moquette avec la grâce d'une jeune licorne, puis disparaissent dans le tournant du couloir. Bordel, faut que j'arrête de rêver, j'vais finir par la perdre. Et par ME perdre, j'ai absolument aucun sens de l'orientation.

Je le retrouve devant un tableau d'une grosse à moitié à poil. Un sourire à peine perceptible illumine ses tâches de douceur. J'vois pas ce qu'il lui plaît dans ce dessin. Alors je me casse aux chiottes et je picole quelques whisky, celui qui est dans la fiole cachée dans ma poche. En cas d'urgence. Comme maintenant. Je sors des chiottes et voilà, j'suis perdu. Alors j'erre dans les couloirs à sa recherche. Ouais, je sais ce que tu penses, toi qui lis ce texte « Appelle la avec ton portable, abruti. » Alors petit un, traites moi encore une fois d'abruti et je t'en colle une, petit deux j'ai pas de portable. Je vois pas grand monde qui aimerait recevoir de mes nouvelles, du coup j'ai abandonné l'idée. Puis c'est cher et j'aime pas parler à une petite boîte. Les tableaux défilent devant mes yeux et je vois mal comment on peut aimer cette merde. J'suis claqué, j'm'assois, et je comprends enfin.

Les yeux de la mioche me fixent intensément. J'peux pas détourner la tête, j'suis juste happé comme la poussière par l'aspirateur. Alors j'm'approche, pour la voir plus près. Le tableau s'appelle ''Le diner, Effet de lampe''. Une table ronde, quatre personnes autour en position de bridge, un repas et des milliers de questions qui m'assaillent à mesure que les détails apparaissent. Mon cerveau bouillonne en maudit, ma bouche bée sans que je ne puisse la fermer. Je regarde chaque détail, de la marque sur la bouteille à l'ombre qui enrobe la scène. J'imagine l'histoire de la famille, je les vois acheter la lampe aux puces, envoyer une lettre à un ami pour le convier à leur table, concevoir leur enfant, partir en vacances au soleil. Je les vois se lever de table, faire la vaisselle, se tailler les veines, aller danser, s'agiter, parler, rire, mourir, pleurer. Je vois toute cette vie qui m’ait permise d'imaginer, je vois le peintre s'inspirant de son passé pour réaliser ce chef d’œuvre. Je vois le gérant du grand palais commander les toiles de l'exposition, je vois Louise et moi se mariant et avoir des enfants. Je vois tout ça et bien d'autres choses. Je vois tout ça grâce aux yeux de cette petite fille. Ma main s'approche de la peinture. J'ai envie de les toucher, savoir s'ils sont réels ou bien si... « Hey ! On touche pas aux peintures monsieur ! » Le vigile arrête mon geste et ma rêverie. Mes yeux vitreux se détourne de sa gueule de con et retourne sur la peinture. Je fais trois pas en arrière pour rassurer le vigile. Je trébuche sur Louise, qui a décidée de me chercher et qui m'a trouvée, elle. Je lui montre le tableau et j'lui demande « Alors c'est ça, l'art ? »