"Le banc"

Patricia Oszvald

théâtre, extrait

"Michel :

Bah !... Si vous levez un tout p'tit peu votre nez de vos chaussures, vous le verrez aussi. Regardez autour de vous, le cinéma, il est partout. La vie, c'est du cinéma ! Parfois, du théâtre. Mais c'est surtout du cinéma ! C'est pas toujours du meilleur, j'dis pas ; mais c'est du cinéma. Tenez justement regardez là, qu'est-ce que vous y voyez ?

 

Maximilien cherche du regard dans la direction indiquée par le regard de Michel.

 

Maximilien :

Euh... vous parlez des deux personnes, là ?

 

Michel :

Ouais ! Qu'est-ce que vous y voyez ?

 

Maximilien :

Je vois... un homme et une femme... d'un certain âge pour ne pas dire d'un âge certain...

 

Michel :

C'est tout ?

 

Maximilien :

Hum... à première vue, oui...

 

Michel :

Pff ! Eh ben... on n'est pas rendus ! Quel malheur !

 

Maximilien :

Pourquoi, quel malheur ? Vous voyez quoi, vous ?

 

Michel :

Ils portent une alliance, donc c'est pas « deux personnes », mais un couple. Je vois que la dame a ses deux bras autour de l'avant-bras de Monsieur ; elle y tient beaucoup à son amoureux. Elle y tient même tellement qu'elle vient de lui éviter de marcher dans une crotte de chien qu'il n'avait pas vue. Et vous savez pourquoi il ne l'a pas vue, la crotte de chien ? Ben, je vais vous l'dire ! Il vient juste de lui ajuster l'écharpe autour du cou pour pas qu'elle prenne froid, sa petite dame. Il doit y tenir autant qu'elle tient à lui. Et à la manière qui s'regardent ; on voit bien que ces deux-là sont nés quand ils se sont rencontrés et qu'ils s'aiment pour l'éternité. R'gardez-les ; ils sont fossilisés l'un à l'autre. Je comprends pas que ça vous ai pas pété à la gueule, ce que je viens de dire. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure.

 

Maximilien :

Et... vous avez vu tout ça en un seul regard ?

 

Michel :

Ben ouais !

 

Maximilien :

Je comprends pas non plus !

 

Michel :

C'est parce que vous regardez, mais vous y voyez pas ! C'est ça, le problème du monde ; les gens regardent et ils voient pas ! Comme y a ceux qui écoutent et qui n'entendent pas ! Alors quand on cumule les deux, pensez bien qu'avec ça, la Terre perd la boule ! Puis, y a pas que ça ! Au cinéma, on rêve peut-être pendant deux heures et c'est tant mieux, mais moi, je vais vous dire un truc : depuis mon banc, vous voyez juste là entre les deux arbres, quand le soleil se lève le matin et colorie le ciel en rose violet et qu'y a les oiseaux qui me chantent une symphonie, j'ai l'impression que la vie recommence, voyez ? Quand c'est le printemps, y a les crocus qui sortent de terre ; ils nous en ont mis tout du long de l'allée centrale ; on dirait un tableau de Monet ! Ah, et regardez par-là, vous voyez la vieille dame près de la grille ? Elle vient tous les jours. Qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente ; elle vient. Toujours à la même heure. Elle s'arrête toujours au même endroit, comme là ; et elle sort du vieux pain de son sac ; c'est pour les oiseaux. Elle reste un petit moment et elle leur parle. « La dame aux oiseaux » qu'on l'appelle. Puis, je pourrais vous dire aussi que la nuit, en été ; je suis allongé peinard sur mon banc, je regarde le ciel et j'ai des centaines d'étoiles qui brillent rien que pour moi... Alors qu'est-ce que vous voulez que j'aille foutre dans un cinéma ? Ben rien ! Tiens, rien ; comme moi dis donc ! Il est pas beau, mon cinéma ?"

 

© Patricia Oszvald

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