Le bolide

Tête De Plume

Petite rue résidentielle, à quelques pas du centre-ville de Montréal. Le Manoir du Temps Gris. Cette maison de retraite n'a rien d'un manoir. Une tristesse infinie semble planer à chaque étage de l'immeuble terne. Une ambulance est parfois garée devant, jamais bon signe. Sous le porche, un nuage de fumée. Ce sont les infirmiers ou aides-soignants qui prennent une pause. Une pause aussi grise que les murs. L'été, les personnes âgées qui habitent ici sont déplacées sous le porche. Toutes en fauteuil roulant, le regard éteint, elles peuvent ainsi sortir et prendre un bon bol d'air pur à l'arrière-goût de tabac pas cher. Il y a beaucoup d'allers et venues sous ce porche. Des familles qui viennent rendre visite à leurs anciens, le visage débordant de lassitude cachée sous un sourire poli. La nuit, le Manoir et son trottoir sont éclairés par un unique lampadaire. Sur les étages, les rideaux sont fermés. Les lumières s'éteignent tôt. Demain sera un autre jour, ou sensiblement le même. 


Il y a un homme. Un vieil homme en fauteuil roulant. Il est là tous les jours. Apparemment l'unique personne à avoir le droit de sortie. Il roule, centimètres par centimètres, petit pas par petit pas sur le trottoir longeant le Manoir. Armé d'un balai, d'une pelle et d'un sac plastique, il passe ses soirées à nettoyer le trottoir. Mégots de cigarettes, déchets, et même poussière, tout y passe. Rien ne lui résiste. Un bout de plastique profondément coincé dans une fissure ne fera jamais le poids face à Régis ? Robert ? Ou Paul peut-être. Disons Paul. 


Paul a les cheveux blancs, des lunettes fines. Paul est d'une patience sans limite. Très bien organisé, il tient le balai dans une main, la pelle dans l'autre. Le sac de poubelle est accroché à son fauteuil. Il se déplace très lentement, en faisant rouler son véhicule à la force de ses pieds. Pas à pas. Parfois, il ose s'aventurer jusqu'au bout du trottoir, jusqu'au grand carrefour où la circulation des voitures est plus dense. A force de balayer, nettoyer, gratter, son dos est bossu. Si bossu qu'il semble prêt à casser à tout moment, à tomber en avant. 


22h00. La nuit est tombée sur la douce agitation du quartier. Paul est sur le trottoir, balayant la chape de béton avec une lenteur maîtrisée. Puis sans crier gare, Paul disparait. Envolé. Telle une oasis qui se serait éclipsée d'un désert en un clin d'oeil, la situation est tout à fait improbable. 


Paul n'est plus.


Au grand carrefour, la vie continue. Le feu passe au rouge. Les voitures s'arrêtent. Les piétons traversent. Une mère tient son enfant par la main. Deux hommes en costume discutent avec conviction. L'un deux jette son mégot.


23h30. Un groupe de jeunes joyeusement alcoolisé passe devant le Manoir. L'un d'entre eux échappe sa bouteille de bière. Celle-ci explose en heurtant le sol, se dispersant en mille morceaux coupants sur le trottoir. Le Manoir ne réagit pas, presque éteint. Ne reste qu'une seule petite lumière, veillant sans grande conviction sur le retour de son dernier pensionnaire.


Minuit. Comme dans un film hollywoodien, la scène se passe au ralenti. Le feu du carrefour passe du rouge au vert. Les moteurs grondent. Une fumée noire sort des pots d'échappements. Les véhicules commencent à avancer. C'est alors qu'un bolide à deux roues s'engage sur le passage pour piéton à la vitesse de l'éclair. Le balai entre les dents, les cheveux dans le vent, Paul fonce et atteint le trottoir du Manoir juste à temps. Une fraction de seconde de plus, et il était trop tard. La circulation dense du carrefour l'avalait sans détour.


La rue, heureuse de retrouver son Paul, soupire de soulagement. L'effet est immédiat : la poussière se lève du bitume. Les déchets sortent des recoins pour se poser aux pieds de Paul qui, imperturbable, s'arme de son balai. 


Personne n'a jamais su où était Paul pendant tout ce temps. Personne n'a jamais su comment ce vieil homme était capable de performer dans la lenteur et d'exceller dans la vitesse, repoussant inlassablement les limites de ses capacités motrices, du propre et de la nuit.


Le Manoir attendra encore un peu avant d'éteindre sa dernière lumière.

  • Heureux de trouver cette belle évocation qui mêle Fantastique et réalité positive. J'habite Nice, là, les vieux et les maisons de retraite, il y en a. Le soleil ? Oui ! Les mouettes aussi, dont j'ai appris à aimer le langage...
    Le Canada... Lieu de fantasmes...

    · Il y a presque 6 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Ravie que les aventures de ce cher Paul vous plaisent! Nice, j'aimerais connaître. Un jour peut-être. En attendant, nous avons donc les vieux, les maisons de retraite, le soleil et les mouettes en commun! Sauf que Paul, il n'existe qu'à Montréal, et pour de vrai. Je l'ai encore croisé aujourd'hui, pris en flagrant délit de nettoyage du trottoir!

      · Il y a presque 6 ans ·
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      Tête De Plume

  • J'ai adoré ce texte… et en plus j'y trouve la réponse à la question posée précédemment : tu vis au canada…

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • Merci Nyckie! Et oui bien vu, je vis au Canada, mais je suis bien française ;)

      · Il y a plus de 7 ans ·
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