Le bonheur ne fait pas de bruit
Gabriel Desarth
Je m'appelle Salvatore, je suis un homme de tous les jours. Un homme ordinaire. Tout au bout d'une très longue vie. Il est 18 heures 45. Demain on m'appellera l'assassin. Le vieux fou, ou le monstre octogénaire. Dans quelques heures je deviendrai un assassin que toutes les présentatrices blondes et glacées aux infos, décriront comme un homme pourtant sans histoire. Dans la chambre tu respires encore, je t'entends. Depuis soixante dix ans je l'entends ce souffle doux qui bouleverse ma vie. Chaque tempête, chaque joie, c'est avec toi que je les partageais. Soixante dix printemps, soixante dix automnes c'est finalement si peu de choses. Madeleine, ton prénom comme emblème de mon bonheur. Madeleine ma douce, ma seule, mon unique. Nous avons traversé cette vie ensemble main dans la main avec beaucoup de rires et de gourmandises, avec cette faim de vie qui t'éclairait de ces merveilleuses étincelles. Faim de vie, de rires, de regards, de paroles et de tendresses. Faim de vie, tant que la vie brille. Madeleine, ton sourire me manque. Son absence sur ton visage me fait mal. Je ne sais pas quoi faire. Toi tu sais.
19 heures 11. La pendule se balance et me tictaque dans les oreilles. Je dessine des rayures sur la toile cirée de notre table de salon. Je tourne en rond Madeleine. Je tourne en rond. Dans la salle de bain j 'ai ouvert la petite trousse que tu cachais en haut de la pharmacie. J'ai pris ce que tu avais préparé soigneusement. J'ai suivi toutes tes instructions. J'ai le cœur broyé Madeleine. Soixante dix ans avec toi à chacun de mes réveils. Demain matin je ferai quoi moi? Parce que moi sans toi, ça n'existe pas.
Il y avait , ces étés au bord de mer, Saint Jean de Luz, ses bals joyeux où tu dansais, pleine de vie. Soixante dix étés. Nos clichés, les contrechamps, sur le dos des vagues. Il y avait les Tourterelles sur les bancs. Il n'y aura plus. 19 heures 28. Je suis assis à coté de toi. Je tends ce verre d'eau que tu bois, péniblement. Tu m'as supplié Madeleine. Tu m'as fait promettre. Et je ne pouvais pas trahir ce qui à scellé notre vie commune. Cet amour, cette confiance aveugle et sans faille. Tu as rendu ma vie si merveilleuse; comment me défiler finalement? Je n'ai pas d'autre choix. Tu peux en être sûre; je ne serai pas lâche. Puisque j'ai promis. Madeleine, ma seule, mon unique. Photographies; nos enfants, nos amis, entre tes mains, ces moments que tu cueillais délicatement dans ton Nikon. Les Tourterelles que tu adorais prendre en photo indéfiniment. Moi je te regardais. On ne le sait pas quand le bonheur est avec nous. On ne le voit pas. J'effeuille notre histoire à présent qu'il est temps de tout mettre au passé, puisque je ne sais plus quoi faire , puisque je tourne en rond, puisque je deviens fou. Demain ils me jugeront parce que ils ne savent pas.
Y ' a pas de vérité sous des yeux fermés. Y 'a plus que mon vieux cœur qui tremble, lui il t'aime tant.
Qui donc à retenu la mer avec des portes, quand elle jaillit du sein de l'abîme ; quand je fis de la nuée son vêtement, et l'enveloppai de nuages pour lui servir de langes?
Reste là près de moi , accroche toi à moi. A nous. Tu peux serrer ma main tant que tu voudras; je resterai là. On ne choisis pas de venir au monde mais nous avons un droit exclusif sur notre propre vie quand notre capacité à endurer la souffrance s'est épuisée. Que reste t-il alors de la vie quand la vie n'y est plus? Tu sais Madeleine, c'est tellement difficile de comprendre que tu as raison et que je ne peux pas me débiner. J'ai froid et j'ai peur. Madeleine, ton prénom je voudrais le prononcer encore longtemps. Les mots sont faciles. Les mots, comme des canons, comme le peloton. Je t'aime tant.
Voilà je suis paré pour les affronter demain. Quand la foule me jettera des pierres, moi c'est encore à toi que je penserai. 20 heures 13; il y a la pendule, ces murs terribles qui se referment sur moi et m'étranglent. Ce ciel qui n'est plus le ciel. La télé; je ne supporte pas. La radio non plus, rien, ni même le silence. Madeleine, j'ai mal de savoir que tu pars. Sans toi, il ne me reste plus qu'une seule chose à attendre; te rejoindre. C'était notre ultime promesse. Notre dernier accord. Cent pas, encore et encore, partout dans cet appartement qui se recroqueville sur moi. Les minutes deviennent des heures. Je serre ta main. J'embrasse ton front. Tu me dis «J'ai besoin de toi». Je suis là Madeleine. De mes mains, de tout cet amour qui nous lie, je puiserai la force de soulager cet enfer que tu ne peux plus supporter. Cet odieux calvaire qui te dévisage. Je ne peux plus non plus, te voir souffrir. Je ne veux pas être coupable de cette impuissance où les douleurs te lacèrent. Rien au monde ne saurait être pire cruauté. Te regarder souffrir des heures entières et continuer ma vie. NON! Qui peut croire en cette solution? En cet aveu infâme et animal. L'homme n'est- il pas de l'espèce ultime? Faim de vie tant que la vie ne brûle pas. Je tremble et j'ai froid Madeleine. De nos deux vies heureuses et conjuguées à l'infini, il restera quoi demain matin quand je serai défait? Un grand vide glacial? Nos enfants seront là, ils me soutiendront. Ils diront que j'ai eu raison. Toi tu ne seras plus là, et moi je ne serai plus rien. Non le bonheur ne se voit pas lorsqu'il nous entoure.
De quel côté habite la lumière, quelle est la demeure de l'obscurité ?
La foule , les juges, ça ne me fait pas peur. Tu ne seras plus là, alors quel autre désastre pourrais je craindre? Le meilleur c'était avec toi. Le pire c'est sans toi, alors après toi tu vois peu m'importe. Soixante dix hivers c'est bien peu quand on les partage à deux. J'irai dire que OUI je l'ai fait! Je le dirai avec fierté demain! Parce que peut être que je n'aurai jamais crié aussi fort combien je t'aime Madeleine. Car il faut t'aimer pour ce soir trouver le courage de t'aider. Je m'appelle Salvatore. Je ne vis pas comme un héros. Un homme ordinaire. Je dessine des rayures sur la toile cirée d'une table de salon où tout s'égare. Je tourne en rond. J'ai toute ma tête et tout mon cœur. Cent pas encore et encore. Le bonheur on ne l'entend seulement qu'au moment où il décide de nous quitter. J'ai touché ta main au petit matin. Je n'entends plus ton souffle. J'ai mal Madeleine. J'ai appelé le médecin. Il ne savait pas. Il pensait que ton sommeil t'avait emporté. Mentir? Pourquoi? Je lui ai tout expliqué.
As-tu, une seule fois dans ta vie, donné des ordres au matin, assigné son poste à l'aurore, pour qu'elle saisisse la terre aux quatre coins et en fasse tomber les méchants d'une secousse ?
Je suis un vieil homme qui descend les marches du palais de justice. Je ne suis pas un héros. Juste un homme ordinaire, un vieillard. Je ne suis pas un assassin. Je suis un homme. Un humain, plein d'amour pour sa femme, son double , son autre. Souffrir n'est pas vivre quand le corps devient torture. Subir sans espoir n'a aucune raison d'être. Alors si l'espoir s'est rendu, la lutte est vaine.
Voilà, un autre jour, d'autres heures, je marche dans les rues, seul, vers ce nulle part, sans toi. Il n' y a pas de justice capable de vaincre le manque et l'absence. Je ne suis qu'un vieux sans histoire, sans plus rien; je marche dans ce parc immense sans savoir où je vais.
Tout prés du grand bassin je m'arrête devant cette jeune femme qui photographie de son Nikon son homme. Ils rient, ils s'embrassent, ils s'amusent, mais ignorent que le bonheur les tient. Je le vois bien ce bonheur à présent qu'il ne m'appartient plus. C'est un sourire qui me vient sur les lèvres. Et avant même que je reparte, une Tourterelle se pose à mes pieds. Nous deux l'éternité.
Merci à vous ... et OUI il a eu raison je trouve aussi que c'est un beau geste d'amour et de courage ! ;) Cet homme m'a bcp touché ;)
· Il y a environ 9 ans ·Gabriel Desarth
Quel texte merveilleux et comme Salvatore a eu raison. Quel beau geste d'amour !
· Il y a environ 9 ans ·Louve