Le buffet

cyrano

La galerie d’exposition était encore presque vide et Monsieur Louradour se précipitait vers le buffet, Madame Louradour courant à sa suite. Il saisit une poignée de tranches de saucisson dans une main et une autre de carrés de fromage dans l’autre. Il déposa le tout sur une assiette en carton et glissa lourdement vers les boissons. Il servit deux grands verres de rouge et se dirigea du coté des olives où sa femme l’attendait en mâchonnant et en observant le buffet d’un œil porcin. Ils occupaient la moitié de la table des encas à eux deux. Bien en place, les mains allant et venant machinalement des plats à leur bouche, Monsieur et Madame Louradour observaient la salle d’un air anxieux.

  Jacques Prévert entra dans la salle blanche des murs au plafond et s’étonna de n’y voir aucun tableau ni rien qui puisse ressembler de près ou de loin à une œuvre artistique. Les mains dans les poches, sa vielle casquette sur la tête et sa pipe à la bouche, il se tenait à quelques mètres de l’entrée. Il observa les deux baleines qui barraient le chemin du buffet et qui jetaient sur ceux qui tentaient de s’en approcher des regards soupçonneux. Il sourit en voyant un jeune homme bien mis tenter sa chance.

- Pardonnez-moi, dit Perceval qui venait de bousculer Madame Louradour en essayant d’attraper une olive.

- Mais quelle impolitesse ! dit Madame Louradour. Jeune homme, ayez la décence de remarquer que je suis une femme mariée et qu’en aucun cas je ne céderai à vos avances.

- Mais…

- Et vous insistez ! Foutez-moi le camp !

Perceval fila sans demander son reste ni son olive. Il se rabattit sur un grand verre de Martini et marcha nonchalamment dans la salle évitant soigneusement de regarder vers les encas.

- Du calme les enfants, hurla la maîtresse. Et surtout pas de bruit ! Nous sommes dans une galerie d’art alors chut !

- Pourquoi ? demanda Géromé, onze ans.

- Parce que…parce que je l’ai dit.

- Excusez-moi, chère maîtresse, continua le petit Géromé, mais mes camarades et moi-même trouvons votre réponse bien courte et profusément inélégante.

- Et ta sœur, répondit la maîtresse, maintenant ferme ton clapet.

Le petit Géromé ferma son clapet et, avec ses neufs camarades, bien en rang, deux par deux, ils se dirigèrent vers le buffet. Ils s’arrêtèrent devant le visage hargneux des Louradour et se groupèrent pour mettre au point un plan d’attaque avec pour objectif l’assiette de mini-pizza qui se trouvait juste derrière Madame.

- Vous m’avez l’air bien fatiguée, mademoiselle, dit Monsieur Jean-Paul à la maîtresse.

- Vous trouvez ? répondit-elle.

- Ils sont à vous ces charmants bambins.

- Oh non, je ne suis que leur maîtresse.

Monsieur Jean-Paul lissa bout de sa moustache blonde, retira son gant blanc droit et, plaçant sa canne sous son bras gauche, s’inclina jusqu’à effleurer le sol du haut de son front.

- Je m’appelle Monsieur Jean-Paul, dit Monsieur Jean-Paul, mais appelez moi Jean-Paul. C’est un plaisir de faire votre connaissance.

- Merci, appelez moi Maîtresse.

- N’avez-vous donc point de vrai nom ?

- Si, mais je ne veux pas que mes charmants bambins le sache. Ils pourraient trouver où j’habite et je n’ai pas confiance. Tiens ! Mais c’est notre évêque. Bonsoir mon Père !

Mon Père répondit par un bref signe de la main. Il n’aimait pas la présence des femmes sans qui rien de tout cela ne serait arrivé. Sans qui, il serait bien tranquille dans le jardin d’Eden à manger des bananes, des poires, des pèches mais pas de pommes non de Dieu ! C’est quand même pas compliqué ! Il s’approcha de la table en écartant deux charmants bambins du coude et s’empara d’une grappe de raisin. Regardant aux alentours, il repéra une vieille connaissance. Il se dirigea vers elle en mangeant et en recrachant les pépins qui donnent un goût trop acide pour un palais ecclésiastique.

La Connaissance avait, elle aussi, reconnu l’évêque et elle se servit à la hâte un verre de vin de messe bénit par Monseigneur Labéquille, c’était écrit sur l’étiquette. Il fit une grosse tâche rouge sur la belle nappe blanche et s’éloigna en sifflotant. Mon Père le rejoignit et ils se serrèrent la main. Il s’engagea entre eux une conversation profonde et théologique sur la chaleur qu’il faisait depuis quelques jours et sur le fait qu’il n’y avait plus de saison avec tous leur essais nucléaires. Alors que Mon Père allait brillamment démontrer que tout cela n’était l’œuvre que du Diable et des femmes, il s’arrêta et renifla.

- Dites-moi, ma chère Connaissance, ne serait-ce point du vin bénit par Monseigneur Labéquille que je sens là?

- Vous avez du nez, Mon Père.

- Oh, vous savez, dans ma profession on sait reconnaître une bénédiction quand on en croise une. Et celle-ci, permettez moi de vous le dire, n’est pas de première qualité. On sent le travail bâclé. Monseigneur Labéquille ne connaît qu’approximativement son Notre Père et, ne le répétez à personne, il a encore des problème avec le signe de croix. Evidemment, c’est un exercice qui n’est pas à la portée de tout le monde mais enfin, on pourrait quand même penser qu’avec son niveau d’étude… mais je ne veux pas critiquer un confrère.

Monsieur Justin entra soufflant et suant dans la salle et chercha sa femme des yeux. Il avait était retenu à la gendarmerie et n’avait pas eu le temps de se débarrasser de son uniforme. Il l’aperçut près des boissons et se dirigea vers elle. Sans lui dire un mot, il empoigna une bouteille de bière blonde dans un seau de glace et la vida d’un trait sous le regard désapprobateur de sa femme.

- Jules, chuchota-t-elle, tiens toi un peu enfin !

Jules Justin essuya sa grosse moustache brune du revers de sa manche et poussa un soupire exaspéré.

- Tu m’as déjà trainé jusque-ici. Laisse moi au moins boire un coup.

Madame Justin ne répondit rien en mangea un canapé fourré du bout des dents, bien au dessus de sa serviette pour faire chic. Elle ne connaissait rien à l’art actuel et ne s’étonna pas de ne voir aucune peinture sur les murs.

- C’est de l’art moderne, dit-elle à son mari d’un air entendu.

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