Le cadavre exquis, adapté à notre époque connectée

David Charlier

Le cadavre exquis, jeu littéraire ou graphique, a évolué depuis ses origines. Plus connecté, il est aussi plus en phase avec notre époque.

L'art du cadavre exquis, aussi ludique que surprenant dans son résultat.

 

Selon Larousse, il s'agit d'un « Jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes sans qu'aucune puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes ». En d'autres termes, chacun ajoute sa pierre à un édifice hétéroclite, en ne connaissant de ce qui précède que de trop rares bribes.

 

1925, chez Marcel Duhamel, Rue du Château à Paris. L'hôte reçoit, entre autres, Jacques Prévert, André Breton et Yves Tanguy. Le groupe jette les bases de ce jeu littéraire, qui tire son nom du premier résultat obtenu : « le cadavre exquis boira le vin nouveau ». Il sera décliné sur le mode graphique, ou chaque participant reçoit un papier plié dont la partie vierge qu'il doit remplir ne comporte qu'une partie des traits finaux du précédent. En 1948, un groupe surréaliste portugais (composé de Dominguez, Antonio Pedro, Moniz-Pereira, Azevedo et Vespeira) a réalisé un cadavre exquis peint (illustration de couverture). Plus tard, quelques cadavres exquis verront le jour sous forme de roman. Sans grande interactivité encore, puisque le nombre d'auteurs était toujours décidé à l'avance.

 

Il faudra attendre 1969 et l'émission télévisée Tac au tac, animée par Jean Frapat, pour rendre le cadavre exquis vivant. Franquin, Gotlib ou Hugo Pratt se prêteront aux épreuves imaginées par l'animateur, sous plusieurs déclinaisons du jeu original. Au cinéma, quelques trop rares essais sortiront en salle, dont le notable Cadavre exquis, première édition, révélé en 2006, lors du 30ème anniversaire du Festival des films du monde de Montréal. Pas moins de neuf auteurs se relaieront pour broder une histoire à partir d'une bible de départ composée d'une trentaine de personnages à faire évoluer.

 

Un premier essai interactif est mené par France Inter, au cours des 17 années d'existence de l'émission Noctiluque, animée par Brigitte Kernel. L'animatrice, écrivain elle-même, consacrait une partie de son émission à la réalisation de cadavres exquis, avec les auditeurs. Deux recueils de nouvelles seront édités, en 2001 et 2002 (Exquis cadavres : volume 1 et 2, chez Librio).

 

La révolution viendra avec l'ère internet. En 2011, Michel Field et Plon s'associent pour un concours sous forme de fil rouge à travers toute une saison d'Au Field de la nuit. Ingrid Desjours, auteur de thrillers, a rédigé le premier chapitre d'un polar. Les téléspectateurs / internautes devaient imaginer le chapitre suivant. Le meilleur était retenu, présenté lors de l'émission suivante et mis en ligne pour que chacun imagine la suite. De fil en aiguille, le roman Connexions a ainsi vu le jour. Le cadavre exquis devenait ainsi le fruit d'une interactivité entre anonymes, auteur professionnel, maison d'édition, télévision et internet.

 

A la même époque, Maxime Gillio, un auteur de romans policiers, imagine un cadavre exquis qui exploiterait les possibilités d'un réseau social. Avec David Boidin, ils pilotent le projet autour de la production de 80 auteurs, anonymes et auteurs reconnus mélangés. Avec des statuts limités à l'époque à 420 caractères, Facebook devient leur terrain de jeu. L'idée séduira tellement qu'une édition papier verra le jour. Ainsi que deux autres saisons, construites sur des variantes du cadavre exquis, avec la constante du mélange des genres et des notoriétés. Pour joindre l'utile à l'agréable et ne garder que le plaisir du jeu de lettres, les trois saisons de l'Exquise Nouvelle sont vendues au profit d'associations caritatives.

 

Depuis, l'idée s'est multipliée sur d'autres réseaux. Et demain ? Verra-t-on un cadavre exquis chanté dans une téléréalité ? Un jeu vidéo où chacun prendra en main une infime part du parcours du héros ? Le caractère immuable de partage et de plaisir qu'apporte le cadavre exquis, quel que soit le visage qu'il prenne, est plus que jamais adapté à notre époque, où les échanges n'ont jamais été aussi facilités. A nous de jouer.

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