Le cadeau des vagues

Alain Kotsov

Ce poème a obtenu le Grand Prix du Jury au concours « les nouveaux Victor Hugo » à Fontenoy-la-Joûte, en 2009.

 

 

LE CADEAU DES VAGUES

 

 

« Vagues qui sautillez sur la mer indomptable,

Pareilles à des enfants qui jouent,

Et qui vous abattez mollement sur le sable,

Faisant entendre un chant si doux.

 

Comme en ce jour glacé vous me semblez tranquilles,

Sous ce beau ciel de fin d’hiver,

Dansant sur l’océan qui borde la presqu’île

D’un grand miroir aux reflets verts ».

 

Ainsi parlait tout haut sur la côte sauvage

Un vieux pêcheur du Cotentin

Qui marchait, en boitant, sur le bord d’une plage,

Déserte en ce petit matin.

 

Il s’arrête soudain. De la mer il s’approche.

Se tournant vers les flots paisibles,

Il crie une diatribe empreinte de reproches

Face à l’océan impassible :

 

« Vous n’étiez pas si calmes un maudit jour d’orage,

Il y a juste cinquante ans,

Où la mer déchaînée s’agitait avec rage,

Ballottée par le vent d’autan.

 

C’est juste à cet endroit, au bord d’une mer d’huile,

Que je montai avec Margot

Pour une promenade au large de Granville

A bord de mon petit canot.

 

Juste âgés de vingt ans, nous nous étions mariés

Une semaine auparavant ;

Et nous parlions d’amour comme des fiancés

Sans entendre le bruit du vent.

 

Des nuages montaient du fond de l’horizon,

Mais je ne les regardais pas ;

Je n’avais d’yeux que pour l’objet de ma passion :

Margot, assise face à moi.

 

Nous n’étions pas distants d’un mile de la berge

Quand un vent mauvais se leva ;

De la voile élimée faisant claquer la serge

Et ployer le fragile mât.

 

Un ouragan dont nous ne vîmes les prémices,

Déchaîné comme un cheval fou,

Déchira les haubans, et la voile, et la drisse,

En s’abattant soudain sur nous.

 

Le mât fut emporté comme un fétu de paille,

Puis le frêle esquif englouti,

Et je fus entraîné dans les flots en bataille,

Au cœur de la mer en furie.

 

Impuissant, ballotté par les courants furieux,

Par trois fois je refis surface,

Cherchant Margot, partout où je jetais les yeux,

Je n’en vis pas la moindre trace !

 

Je pensais que ma vie avait atteint son terme.

Mais le caprice des courants

Me porta, malgré moi, jusqu’à la terre ferme ;

A bout de souffle, mais vivant.

 

Longtemps, je demeurai allongé sur la terre,

Et quand je pus me relever,

Au dieu de l’océan je criai ma colère

D’avoir ainsi été sauvé :

 

" Tu as pris autrefois mon père et mon aïeul,

Marins victimes du devoir,

Qui reposent aujourd’hui sous ton triste linceul,

Et que je ne pourrai revoir.

 

Mais Neptune, dis-moi, pour ton cruel office,

Pourquoi as-tu choisi ma belle ?

Que ne m’as tu élu pour ce grand sacrifice ?

Pourquoi pas moi ? Et pourquoi elle ? "

 

Honteux d’avoir ainsi échappé à la mer,

Mon corps et mon âme épuisés,

Je voulais, en plongeant dans les gouffres amers,

Rejoindre ma jeune épousée.

 

Mais en portant mes yeux au pied de la falaise,

Malgré les larmes, je voyais

Un corps amené là par les vagues mauvaises,

Gisant sur un lit de galets.

 

Reconnaissant Margot, vers elle j’accourus.

Miracle ! elle vivait encore !

J’embrassai son visage et ses membres fourbus,

Et ranimai son jeune corps.

 

Je m’avisai alors qu’au doigt de ma chérie

Manquait le superbe brillant ;

A Neptune un tribut, pour prix de nos deux vies :

Une bague à vingt mille francs !

 

Il est temps aujourd’hui d’oublier ma rancœur ;

Ô Neptune, je te pardonne !

J’ai vécu, depuis lors, dix lustres de bonheur

Et ce bijou, je te le donne ! »

 

Remarquant un reflet en regardant par terre

Le vieil homme se penche alors,

Et découvre à son pied, à demi recouvert

De sable gris, un anneau d’or !

 

Puis ramassant l’objet, s’exclame avec surprise :

« Cet anneau, je le reconnais !

C’est celui que j’offris à ma jeune promise

Quand le curé nous bénissait. »

 

Cette bague échappée de son immense écrin,

Toujours ornée de son diamant,

Un demi-siècle enfouie dans le sable marin

Etait rendue par l’océan

 

Rejoignant sa masure aussi vite qu’il peut

Il appela sa bien aimée ;

Margot, venant à lui, dit d’un ton soupçonneux :

« Que tiens-tu dans ton poing fermé ? »

 

Regardant sa compagne avec un air complice

Il posa gravement la bague

Sur la table de bois, et sans autre prémisse :

Lui dit : « c’est un cadeau des vagues ! »

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