Le camion de Jules-Antoine

Emilia Jarry

Ce matin, sous les marronniers des Champs-Elysées, stationnait un souvenir d’enfance : un camion dont les portes béantes laissaient voir l’intérieur aménagé d’étagères et de crochets à suspendre. Le camion de Jules‑Antoine…

Jules-Antoine possédait une épicerie ambulante avec laquelle il parcourait le canton, approvisionnant des villageoises reconnaissantes, en lessive et Paic citron, en Nutella, boites de thon, anti‑mites, et saucissons, fromages frais et fruits fraîchement cueillis… Son camion embaumait un mélange complexe que chaque semaine, narines frémissantes, je m'employais à analyser.

Jules-Antoine était le parent de presque toutes ses clientes. De là, sans doute, tenait-il ce sourire assuré de qui sait qu'on ne peut rien lui refuser ; surtout pas sa fidélité. Ma grand-mère bavardait avec les voisines en attendant son tour. Je redoutais le moment où, avec l'autorité d'un médecin de campagne, le marchand lancerait un " à nous ! " sans réplique, qui signifiait que j'allais devoir parler. À l’abri derrière les hanches de ma grand-mère, j'écoutais bruire les châtaigniers dont l’odeur fade des fleurs se mêlait aux effluves de l’épicerie.

Notre tour venait. Ma grand-mère commençait par prendre des nouvelles de la famille ; en retour, Jules-Antoine s’enquerrait de la santé de mon grand-père, de ma mère, de nos cousins… Le cœur battant d'appréhension, je voyais arriver le moment où son regard se poserait sur moi et où il me dirait quelques mots flatteurs ou ironiques, je ne savais dire, auxquels il me faudrait répondre avec à-propos.

Mais certains jours, par négligence (par malice ?) Jules‑Antoine omettait de m’adresser ces paroles. Nos courses faites, je m’en retournais accablée, confuse d’avoir attendu cette minute de vaine gloire, honteuse de ne l’avoir pas connue. Le soleil à l’aplomb m’incendiait, les pierres du chemin me blessaient. Je trébuchais.

Rendue à la fraîcheur de la cuisine où ma grand-mère s’affairait, j’écoutais résonner le klaxon insistant de Jules-Antoine. Il appelait d’autres clientes à le rejoindre, et il me semblait que j’avais été exclue d’une fête à laquelle tout le monde accourait. Je quittai alors la pièce et, malgré les cris d’alarme de ma grand-mère, j’allai m’installer sous le soleil de midi pour y laisser dissoudre le dépit qui me figeait.

Sous les marronniers des Champs-Elysées, ce matin, le camion sentait l’essence… Et il n’y a plus personne, aux portes d’aucun camion, pour se souvenir ou pour oublier.

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