LE CANAPE

hectorvugo

Il attendait son canapé avec fébrilité. Parce que pour lui le canapé c'était tout. Comment  expliquer ce genre de chose sans déclencher chez votre interlocuteur un ricanement ?

Exercice difficile. Mais Bastien cherchait la bonne approche, l'argument qui transformerait le rire d'Éric en rictus d'approbation.

Il fallait avoir le visage souple pour effectuer cette contorsion faciale. Or, Éric disposait de cette dextérité. Il en abusait pour faire rire les enfants.

Éric était clown. Il portait souvent un nez rouge, une boule en plastique que les tout petits adoraient toucher.

Rouge comme le feu que Bastien fixait des yeux, en espérant qu'il passât au vert le plus vite possible.

Il s'accrochait au volant de sa voiture, les mains crispées sur le cuir. Éric riait depuis 1 minute, depuis que Bastien lui avait dit : «  si dans cet après midi ces couillons de chez confo ne livrent pas mon canapé, c'est foutu avec Julie »

Il avait arraché une « date » avec elle, une baston de haute lutte avec le bellâtre de la boite, Roberto Corazon.

Bastien avait une arme infaillible avec les filles, un canon à deux coups, deux balles : l'humour et la musique. « Une bonne vanne au bon moment avec un air de Chopin ». C'était plus hygiénique que des séances d'UV dans une cabine.

Le Roberto devait surement en abuser. Sa peau ressemblait à un toast brun. Bastien avait eu le loisir de l'étudier quand il croisait l'animal dans l'ascenseur. Ce qu'il pouvait le détester ce gars ! Cette tige « fit » et « cramée ». 

Bastien espérait secrètement être seul avec lui dans l'ascenseur et lui refaire le portrait à coups de crochets gauche.

Seulement dans un immeuble de la défense, la probabilité d'être deux dans un Otis était nulle.

Julie aimait les hommes bien bâtis. Elle bavait devant la plastique de Roberto. Ça se voyait quand elle prenait le café pendant sa pause. Elle regardait le couloir à défaut du distributeur. Elle attendait que Roberto passât et lui adressât un « bonyour » avec cet accent espagnol à couper au couteau. A chaque fois, elle oubliait son gobelet d'expresso.

Pensive, elle se disait «  pourvu que Roberto m'apporte une note de frais, alors on pourrait parler un peu et qui sait….. »

Bastien, lui, n'avait pas de note de frais. Il se limitait à la carte de cantine et quand il y était, il regardait de loin Julie glousser avec ses copines à la table du fond.

Parfois il la croisait à la fontaine, ce cagibi à ciel ouvert ou l'on prend un gobelet d'eau. Alors, ils se saluaient, Bastien avaient les mains moites et les yeux gourmands.  Julie, elle, une simple attitude de condescendance et de pitié.

Comment faire pour la transformer en admiration ? Bastien s'était torturé l'esprit souvent, puis s'en était remis à un coup de pouce du destin. Peut-être qu'un jour avec elle, il aurait sa chance.

Il attendrait un peu. Pas trop quand même. Une semaine ou deux. Dans son esprit c'était déjà beaucoup.

15 jours c'est rien, ça passe vite.

Ces jours-là avaient été une torture pour Bastien. Il avait vu le Roberto s'approcher de Julie, lui faire le coup de la note de frais truffée d'erreurs, de sorte qu'il s'était retrouvé à maintes reprises dans son bureau. Le Corazon avait mené ses travaux d'approche, lesquels seraient bientôt couronnés de succès.

Bastien n'avait-il pas entendu Roberto proposé à Julie une longue pause un midi, un repas, une table pour deux au « Venise », ce resto à deux pas de la boîte.

Un vendredi. Le 16éme jour, Bastien avait fait le deuil d'une possibilité amoureuse, d'un fantasme. Il s'était mis en mode plan B,  B comme son omelette baveuse qu'il s'apprêtait à manger par dépit.

Il était seul à une table pour douze, seul parce que les onze autres soldaient leur congé.

La cantine était à l'image de ce monde merveilleux du tertiaire ou l'on se croit le centre du monde alors que l'on est le centre de rien.

Bastien  avait fini  son omelette, assiette vide, regard oblique sur un yaourt nature. La suite était écrite d'avance, sans surprise. Il allait quitter la salle, silencieux, irréductiblement sauvage dans son allure d'autiste.

Bastien s'était levé mollement comme d'habitude, la tête baissée, vue unique sur ses chaussures. Son pas avait suivi une ligne droite menant au tapis roulant ou l'on posait les plateaux. Les alentours, il s'en moquait. Ses yeux occultaient l'espace comme un vieil homme souffrant de DMLA.

C'était un jeu pour Bastien, un jeu sadique ou il supposait avoir une simulation de sa vie d'après, sa vie de retraité, d'homme affaibli par les douleurs du corps et ses multiples signes de dégénérescence. Il s'amusait à ralentir sa course, à boiter un peu pour grossir le trait et rentrer dans la peau du personnage.

Avant de quitter tout à fait la salle, il avait un toc social, une manie, celle de saluer la chinoise qui servait le thé pour les cadres, les hommes importants.

Bastien n'en était pas, mais il aimait observer cet aéropage de costumes gris à qui le pouvoir allait bien.

Aussi prenait-il le soin de se redresser un peu, de regarder sur sa gauche, sur sa droite et enfin devant lui, ceci une vingtaine de pas avant la porte de sortie.

Ce vendredi-là, il se redressa plus tôt que prévu, 5 pas avant. Une broutille, un détail, un battement d'aile de papillon. Ce changement eut un impact sur sa vie. Il le sut à la minute où il croisa les yeux de Julie. Elle finissait son repas, seule, la mine blanche. Elle devait être au Venise avec Roberto. Coup du destin, le bellâtre lui avait posé un lapin.

Alors au lieu de rejoindre son bureau à la tour de la Défense, Bastien s'approcha de la table du Julie. Quelques mots, un sourire arraché à la déception. Un beau sourire de femme.

Ou était-elle la condescendance et la pitié de la fontaine ? Dans les bras d'une heureuse surprise que le langage de son corps trahissait par l'ouverture de ses paumes de la main et cette tête légèrement penchée en avant comme offerte à un bonheur imprévu.

Bastien lui proposa un café à l'extérieur. Il emmena Julie dans un bar pour bobos. Début d'après-midi,  chaises vides, espace quasi privatisé par le biais du hasard. Contre un mur à deux pas du zinc, un piano se tenait prêt  à la folie des mauvais joueurs ou des professionnels de la touche. Bastien n'était qu'un amateur, conscient de ses limites, simple amoureux des notes bien posées.

Il avait réussi à faire rire Julie, après une conversation bateau ou l'un et l'autre ne se dévoilèrent pas vraiment. Ce rire c'était un miracle arraché à un jeu de mots placé au bon moment.

Parfois Bastien avait ce sens du timming, l'art de la mesure et du tempo. Après le rire, il utilisa la corde sensible et musicale, suivant sa méthode à de drague à deux temps.

Il s'installa au piano et interpréta tristesse de Chopin. Effet garanti, immédiat. C'était mieux que Photoshop, Bastien devenait beau, le visage retouché par le jeu des notes. Coup de foudre, Début d'une histoire dont les premières lignes s'écrivaient.

 

Bastien désirait la poursuivre. Il avait tout fait pour. Doux, prévenant, patient, attendant plus par savoir vivre que par opportunisme que la déco de son nouvel appartement s'acheva pour y inviter Julie. Il avait installé la cuisine, la salle à manger, le lit king size dans sa chambre, posé les dernières plaques de carrelages dans la salle de bain. Restait à finaliser le salon avec ce foutu canapé que Confo tardait à livrer.

On lui avait dit : c'est pour aujourd'hui jeudi ». Julie venait Vendredi soir pour un dîner.

Bastien tenait toujours son volant. Le feu passa au vert. Éric ne riait plus. Il n'avait pas encore ce rictus d'approbation.

-          Il tenta de réconforter son ami : «  ne t'inquiètes pas, si elle t'aime. Elle oubliera l'absence du canapé »

-          C'est inimaginable, le salon est si vide sans. On dirait qu'un huissier est passé

-          Mais qu'est- ce ça change ? Tu n'as aucune raison de paniquer.

-          Ça change tout. Le canapé c'est un fétiche dans ma vie. Il m'a  porté bonheur jusque-là. Quand j'en ai eu un, j'ai toujours eu de la chance avec les femmes

-          Tu n'exagères pas là ?

-          Non je t'assure. Depuis l'âge de mes 10 ans c'est comme ça

-          Ah bon

-          Oui depuis que j'ai cassé le canapé de ma mère

-          Je ne te suis pas là

-          Tu vas comprendre. Un après-midi j'ai sauté sur la  méridienne. Elle n'a pas tenu. Avec mon pére on l'a réparée.

-          En quoi ça a joué sur ton rapport avec les femmes ?

-          A l'époque je commençais à jouer du piano. J'étais assez doué mais je trouvais ça parfois barbant. J'ai eu comme punition d'apprendre tristesse de Chopin. C'était le morceau préféré de ma mère

-          Et alors ?

-          Je l'ai appris. Je l'ai joué pour elle. Et l'écoutant ma mère a pleuré. Grâce au canapé cassé, j'ai continué le piano. A chaque fois que j'ai joué pour des femmes, j'ai connu avec elles des histoires d'amour. Tu me croiras si tu veux Éric, mais toutes ces histoires se sont achevées le jour où nous n'avions plus de canapé. Tu comprends pourquoi je flippe maintenant.

-          Je comprends surtout que tu es un type tordu.

-          Chacun ses croyances

-          En tout cas, vu le prix des canapés, elles te coutent un bras. Je te conseille de négocier une ristourne avec le magasin. Il y a retard dans la livraison. Un geste commercial serait le bienvenu. Si non….

-          Si non, tu leur casses la gueule. C'est pour ça que je t'ai fait venir.

-          Pas besoin de mettre mon nez rouge alors ?

-          Non ce ne sera pas nécessaire

Bastien gara sa voiture dans le parking du magasin.

 

  • Aujourd'hui, j'en suis certaine, la chance va vous sourire car le canapé sera livré à temps ! Croisez les doigts !

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Je l'espère ! Merci

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      hectorvugo

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